
Vincent Isola portant l'habit et la cape avec élégance
lors d'une soirée aux Annales en 1908 |
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VU: JOURNAL DE LA SEMAINE
LES FRERES ISOLA
en date du 29 mai 1929
En Algérie, à Blida, vers 187.. La place
d'armes sous le grand soleil éclatant. Une boutique de tailleur
accotée au Café d'Orient. Le patron est en même temps
cafetier et tailleur. De temps en temps, pour attirer un peu de monde,
il organise une représentation de physique amusante avec le concours
d'une célébrité quelconque de passage. Et c'est ainsi
que Bosco, le commandeur Cazeneuve,
Faure Nicollet donnent, des séances de prestidigitation
devant les fidèles du café.
Les spectateurs les plus assidus sont sans conteste deux des six fils
du père Isola, Vincent et Emile. Bosco s'intéresse à
eux et leur dévoile quelques-uns de ses trucs. C'est ainsi qu'Emile
et Vincent découvrent leur vocation.
Mais la vie est dure. La famille Isola est nombreuse, Emile et Vincent
doivent apprendre un métier. A leur demande, c'est celui de menuisier-mécanicien
que leur père leur fait apprendre. Pendant leurs heures de loisir,
ils continuent à étudier la prestidigitation.
Les jeunes Isola cependant avaient des projets grandioses ; l'Algérie
ne suffisait plus à leur ambition. A force de travail et d'économie,
ils parviennent à mettre chacun 200 francs de côté
et s'embarquèrent pour la France.
Après quinze jours de travail à Marseille, ils arrivèrent
à Paris par une belle matinée de mai 1880. Friands de spectacles
fantastiques, ils se rendirent le soir même au Châtelet, où
l'on jouait “Les Pilules du Diable ”et le
lendemain, chez Robert Houdin, où ils firent la
connaissance du célèbre calculateur Inaudi,
qui était alors âgé de 8 ans.
De plus en plus, l'idée grandit en eux de devenir des grands artistes
en attractions et sorcelleries. Mais leurs faibles ressources étaient
presque totalement épuisées, et pour rien au monde ils n'auraient
voulu faire appel à leur père. Ayant appris qu'un entrepreneur
de menuiserie, M. Morel, embauchait des ouvriers, ils
allèrent le trouver, et lui demandèrent du travail. M. Morel
avait l'entreprise du Crédit Lyonnais. C'est ainsi que les deux
frères prirent part à la construction du siège central.
Comme ils étaient payés aux pièces, ils commençaient
leur journée à trois heures du matin. Aussi arrivèrent-ils
à gagner chacun de 13 à 14 francs par jour. Mais au prix
de quel travail et de quelles fatigues...
Ils économisent ainsi mille francs chacun et résolurent
de tenter un grand coup. Ils allèrent trouver M. Voisin, fabricant
d'instruments de physique et de boîtes à double fonds, rue
Vieille-du-Temple et achetèrent un certain nombre d'instruments.
Puis, ils demandèrent et obtinrent la salle Lancry, pour donner
leurs représentations de prestidigitation.
C'est là, en 1882, qu'ils firent leurs débuts. Débuts
peu brillants. Quand on en parle aux deux frères, ils sourient.
“ Nous étions pleins de bonne volonté, raconte M.
Émile Isola, mais cette bonne volonté était insuffisante
pour réussir, car nous manquions totalement d'expérience
et, l'émotion aidant, nous ratâmes tous nos tours avec un
ensemble parfait. ” Aussi, le public ne manqua-t-il pas de témoigner
son mécontentement. Mais nos artistes ne se découragèrent
pas; il leur restait à gagner la partie le lendemain.Ils voulurent
mettre tous les atouts de leur côté Ils commencèrent
par placarder de grandes affiches dans les couloirs qui menaient à
la salle. Ces affiches étaient conçues dans les termes suivants
: “ MM. Isola font savoir que les sifflets sont considérés
comme des applaudissements ".
Malgré leurs efforts, cette seconde représentation fut plus
désastreuse que la première.-
Cet insuccès les décida à tenter leur chance en province.
Après avoir réalisé de nouvelles économies,
ils louèrent l'Alcazar d'Amiens. Leur principale attraction consistait
en la reconstitution du geste de Guillaume Tell. Ils l'avaient annoncé
à grand fracas: “ MM. Isola renouvellent l'acte audacieux
de Guillaume Tell.”
Émile portait sur sa tête une pomme, retenue par un fil invisible.
Vincent, faisant Guillaume Tell, se plaçait à quelque distance
et envoyait une flèche qui devait couper la pomme en deux, d'autant
plus facilement que la dite flèche était conduite par un
fil d'acier également invisible. Hélas, par suite d'un geste
nerveux, le fil se coinça et la flèche s'arrêta net
au beau milieu du parcours et, comble de catastrophe, resta suspendue.On
juge quelle put être l'hilarité du public.
Les deux frères durent reprendre le train pour Paris. Mais, une
fois leur billet payé, il ne leur restait plus un sou en poche.
Aussi, comme il faisait nuit et qu'ils n'avaient pas d'argent pour aller
à l'hôtel, ils passèrent la nuit sur un banc du square
des Arts-et-Métiers, juste en face de la Gaîté, qu'ils
devaient diriger vingt ans plus tard.
Le lendemain, à 7 heures du matin, ils parvinrent à se faire
embaucher comme menuisiers “Au lieu de nous essayer sur des scènes
de théâtres, pensèrent-ils, essayons donc de donner
des représentations dans des écoles ou dans des cercles.
”
Ils entreprirent donc la transmission de la pensée et obtinrent
le plus vif succès. En 1886, de retour à Paris, ils furent
engagés aux Folies-Bergère, dans d'excellentes conditions,
et firent leurs débuts de directeurs de théâtre, en
louant la salle des Capucines, en 1892. L'après-midi, ils louèrent
la salle pour les conférences. Mais les débuts, cette fois
encore, avaient été durs : les premières recettes
oscillèrent entre 45 et 70 francs.
Un jour, un jeune journaliste vint, accompagné de Marcel Habert,
Gauthier de Clagny, Ce jeune journaliste, qui n'était autre que
M. Klotz, tint des discours passionnés sur un
sujet qui, quelque temps plus tard, allait devenir d'actualité
brûlante ; l'affaire de Panama. C'est de la salle des Capucines,
et de cette réunion, que le branle bas fut donné.
C'est à cette époque que les frères Isola inventèrent
un appareil de projection animée, ancêtre du cinématographe.
Ils songèrent même un instant à s'associer avec Pathé
et quand ce dernier les rencontre, il ne manque jamais de leur rappeler
ce souvenir : « Vous avez manqué votre fortune, ce jour-là
!. » dit-il en souriant.
Cependant leurs fonctions de directeurs devenaient de plus en plus absorbantes;
il leur devenait presque impossible de s'éloigner de Paris. Aussi
résolurent-ils d'abandonner-la prestidigitation. C'est le 20 avril
1897 qu'ils donnèrent, au Casino d'Aix-les-Bains, leurs deux dernières
représentations pour chacune desquelles ils touchèrent 3.ooo
francs de cachet. Depuis cette époque, les deux frères surent
résister énergiquement à toutes les sollicitations
dont ils furent l'objet.
C'est à l'Olympia qu'ils inaugurèrent, un peu plus tard,
les attractions sensationnelles, avec le looping the loop
et la flèche humaine. Little Tich, Frégoli.
En 1901, les frères Isola se rendirent acquéreurs des Folies-Bergère,
où ils créèrent les grandes revues avec Otéro,
Morel, Miss Campton, etc., etc.
Mais les deux frères rêvent maintenant d'un grand opéra
populaire. C’est pourquoi, en 1903, ils achètent la Gaieté
à M. Desbruyères. En attendant de pouvoir transformer le
théâtre, ils y jouent Giroflé Girofla et
préparent, pour le mois d'octobre, une ouverture sensationnelle
avec Hérodiade.
Hélas ! le 3 octobre, les deux frères reçoivent une
dépêche de Blida leur demandant de venir en toute hâte,
leur père étant mourant. Ils n'hésitèrent
pas une minute ; retardant de dix jours l'inauguration, ils partent aussitôt
et arrivent juste à temps pour dire adieu à leur père
qui s'éteignait une heure après leur arrivée.
Toutes ces épreuves avaient beaucoup fatigué les deux frères.
Ils prirent quelques mois de repos dans le Midi et vendirent tous leurs
établissements à M. Ruez. Puis ils prirent la direction
artistique du Casino de Beausoleil. Là, ils donnèrent une
série de représentations étourdissantes qui remportèrent
un succès formidable. Ils se mettent d'accord avec Hertz et Coquelin
et donnent Cyrano, Nos Bons Villageois.
Les affaires de M. Ruez ne marchant pas, ils reprirent Parisiana, les
Folies-Bergères et les lui louèrent avec l'Olympia. Ils
gardèrent seulement le théâtre lyrique populaire de
la Gaîté qu'ils inaugurèrent une seconde fois avec
la Vivandière, interprétée par Marie
Delna. Le théâtre populaire était ainsi créé,
avec des places dont les prix allaient de o fr. 5o à 5 francs.
En 1913, les frères Isola furent nommés à la Direction
du Théâtre de l'Opéra-Comique en association avec
M. Gheusi, appelés par ce dernier et M.
Carré qui était nommé au Français.
Mais la guerre vint interrompre rapidement les représentations.
Cependant, les frères isola n'hésitèrent pas à
recommencer à jouer malgré les bombes et les Gothas. En
1918, ils se séparent de M. Gheusi et s'associent pour une nouvelle
période de sept années en association avec
M. Albert Carré. Leur direction s'avère des plus brillantes.
C'est l'époque de Marouf, avec Jean Périer;
de Pénélope, avec Balguerie et
Rousseliére ; des reprises d’Aphrodite,
de Péléas, des Noces de Figaro,
etc. L'Opéra-Comique regorge de spectateurs. En 1925, les frères
Isola quittent la salle Favart et reprennent les théâtres
Sarah-Bernhardt et Mogador. Du premier coup, ils remportent dans cette
dernière salle un éclatant triomphe avec No, No Nanette,
puis enfin avec Rose-Marie.
JEAN REMOND.
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