LE TRAQUENARD DE
L'OPÉRA-COMIQUE OU
L'IMPOSSIBLE MÉNAGE À TROIS
 
 
   
           
Source Gallica de la BNF du 1er mai 1914
     
--- M. Gheusi est un malin, un diplomate auprès de qui nos professionnels du quai d'Orsay sont de débiles mazettes. S'il voulait s'en donner la peine, il roulerait, comme une cigarette, M. de Selves lui-même, que les annales des Affaires étrangères célèbrent à l'égal de M. de Talleyrand. D'ailleurs, M. Gheusi n'est-il pas de Toulouse ?
--- Empêtré, de par la volonté de M. Viviani, de la collaboration des frères Isola, M. Gheusi a commencé par faire le vide autour des infortunés frères siamois de la direction puis, quand il les vit isolés et momifiés par l'inaction où il les réduisait. Il les escamota, simplement. Et ce tour, était très difficile à exécuter. Car, on se souvient que les frères Isola, avant d'administrer nos théâtres subventionnés, étaient prestidigitateurs, et qu'ils gagnaient leur vie, très largement du reste, à faire passer une montre du gousset d'un spectateur dans le corsage d'une spectatrice ; à changer de l'eau en vin ; ou à écraser à coups de marteau une bague que l'on retrouve ensuite pendue par un ruban bleu au cou d'une colombe.
--- Les frères Isola connaissaient tous les trucs de leur art, et cependant, ils se sont laissé escamoter sans y prendre garde. Si vous voulez vous en convaincre, allez à l'Opéra-Comique, et demandez à parler aux chers disparus. Personne ne pourra vous indiquer l'endroit où ils abritèrent leur désespoir de n'avoir rien à faire. Le concierge l'ignore. à la Régie, on nous envoie chez M Gheusi ; les artistes pensent qu'ils doivent être encore à la Gaité- Lyrique. Seule, la préposée aux W-C. me donna un espoir. C’est par là, je crois, me dit-elle avec un sourire et un geste engageant. J'ouvris une porte, Horreur ! J'étais sur le domaine de l'astucieuse préposée, qui avait médité de me faire consommer par ruse. Et les frères Isola n'étaient même pas là !
--- Une enquête s'impose. M. Gheusi n'a pas le droit, tout toulousain qu'il est, de supprimer des collaborateurs choisis entre mille par le Ministre lui-même. Qu'il dise ce qu’il a fait des frères Isola. Il nous faut les cadavres !

   
         
Source Gallica de la BNF du 15 mai 1914
   
Le feuilleton musical

--- Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, les frères Isola, font du théâtre sans s’en douter. De temps en temps ils apprennent, par le concierge de 1'Opéra-Comique, ou simplement par les journaux, que la salle Favart vient de représenter une œuvre nouvelle ou de donner ure reprise sensationnelle. Ils constatent le triomphe de l’ouvrage, le succès des interprètes, l'ingéniosité du metteur en scène (M. Gheusi) et la science du directeur de la rnusique (M Vidal) ; ils gémissent une fois de plus sur le silence outrageant dans lequel on laisse et leur nom et leurs efforts ; puis ils envoient une lettre de protestation à M. Viviani. Cette lettre ne parvient jamais au Ministère : elle est interceptée comme il convient, par les bureaux de M. Valentino, qu'il ne faut pas confondre avec le créateur des bals du même nom celui-là au moins, est mort et, partant, inoffensif et M. d’Estournelles de Constant, protecteur des Arts, reçoivent la protestation hebdomadaire des frères Isola, et la classent soigneusement dans la chemise consacrée à cet usage. Puis ils se remettent à leurs petits travaux qui consistent à énerver le personnel des écoles et théâtres subventionnés, à montrer dans l’exercice de leurs fonctions une incompétence qui n’a d’égale que leur suffisance. Et les frères Isola restent directeurs in partibus de l’Opèra-Comique ; et le Ministre ne sait rien de ce qui se passe dans l'administration dont il est le chef.
--- Grace aux journaux, les frères Isola savent maintenant que la reprise du Rêve, fut un triomphe pour l'auteur, les artistes, et la direction. Triomphe d'autant plus inattendu que la partition, du Rêve forme une manière de chef d'œuvre qui fut, on s'en souvient, accueilli par des rires, des hurlements, et même par des applaudissements, quand l'œuvre de M. Bruneau fut donnée
pour la première fois, on 1891 (voir source Gallica pour "le Rêve").Depuis vingt-trois ans, cette œuvre n'a pas changé, ou plutôt elle n'a pas été modifiée par le musicien. Elle reste ce qu'elle était : la splendide floraison d'un talent que le public seul ne pouvait pénétrer, mais que les musiciens d’alors pressentaient et reconnaissaient à chaque page nouvelle qui tombait de la plume de M. Bruneau. Sacré chef d'école à l'issue des représentations du Rêve, M. Bruneau était bien vite abandonné de ses fidèles ; ce dont il dut se féliciter, car il continua de travailler pour lui, qui disposait de quelque connaissance, et ne fut pas tenté d'écrire pour les imbéciles qui s'accrochent, comme des moules inertes au blindage de l'imposant cuirassé, aux élus que la réputation aguiche, et les paralysent, les étouffent, les tuent sous leur bêtise.
--- Le Rêve n'a pas été tripatouillé, il n'a pas été descendu au niveau du public, par une condescendance dont son auteur est bien incapable ; mais le niveau du public, ou, plutôt des musiciens, et même de la Critique, s'est considérablement élevé. On lit main tenant à livre ouvert dans la partition du Rêve, et l'on s'aperçoit que la logique qui a toujours guidé les gestes de M. Bruneau, a présidé à l’élaboration de cette œuvre comme de toutes celles qui l'ont suivie. ----- Logique, clarté, netteté, un peu brusque parfois sincérité, sont la substance dont se nourrissent ces œuvres, éclats d'une âme sensible, aimante, et profonde. J'aime Platon, disait Aristote, mais j'aime encore plus la Vérité. Tout M. Bruneau est dans ce mot qu’un autre a prononcé, et que, lui, a mis en pratique toute sa vie. Sans faire fi des conquêtes précédemment réalisées par l'art musical, il ne les accepta jamais que sous bénéfice d'inventaire, et après qu'il les eut passées au crible de sa saine raison. Sagement, et modestement, il sut trouver dans le passé un enseignement, recueillit la bonne graine et rejeta les mauvais fruits, les fleurs vénéneuses, malgré l'éclat et le parfum dangereux dont la mode frivole les avait revêtues. Il fut quelqu'un dès ses débuts parce qu'il disait et que personne n’avait pensé, ou n'avait osé dire. Aussi, son œuvre se dresse-t-elle, formidable et gracieuse, devant le beau soleil de l'Art ; et rien, ni les jalousies souterraines ni les attaques grossières, n'a pu la ternir. Elle est ce qu'on veut, mais elle est.
--- L'interprétation actuelle vaut-elle celle de la création ? Question indiscrète, et d'ailleurs sans importance. A moins d'être bien mauvais et ce n'est le cas d'aucun interprète de cette reprise un chanteur ne saurait ajouter ou retrancher quoi que ce soit d'une œuvre solidement construite, et c’est une disgrâce navrante que de dire d'un ouvrage qu'un interprète y remporta un gros succès. Le propre d'une œuvre d'art est de se présenter entière, dans une unité compacte dont un aspect particulier ne doit apparaître plus qu'un autre. D’autre part, mais, revenons à l’Opéra-Comique.
--- Les interprètes de la reprise du Rêve valent ils ceux de la création ? Qui le saura jamais ? Les frères Isola eux-mêmes, obligés de s'en rapporter aux journaux pour être instruits de ce qui se passe chez eux, risqueront, une fois de plus, de rester dans une indécision déconcertante. J'ai sous les yeux quelques comptes rendus de cette solennité, et je demeure confondue, à les lire, de cette diversité d'appréciations que l'on reproche si souvent à la Critique, et que selon moi, on devrait louer excessivement.
--- Si la presse était unanime à louer ou à condamner tel ou tel événement, la lecture des journaux serait fastidieuse ; on verrait là une entente coupable que la théorie du libre arbitre condamne. On supposerait une connaissance particulière à une confrérie qui ne tire aucune vanité de parler de choses qu'elle ne prit jamais la peine d'étudier, On juge, chacun sait ça (comme dans le Chalet), selon l'opinion du journal où l'on écrit, selon la qualité au patient (est-il abonné ou non ?) selon les relations d'intérêt ou d'ordre sentimental qu'on entretient avec les clients auxquels on a affaire ; mais il est bien rare qu'on fasse intervenir dans les débats de théâtre les questions d'art pur. M. David Devriès manque de voix, de jeu, d'élégance (et avec ça ?) M. Albers est insuffisant, il affecte une raideur d'automate ; M. Vieuille, est trop sombre ; Mlle Brohly émet défectueusement ses sons et avale toute la partie grave de son rôle (fâcheux repas!) ; Mlle Chenal, enfin, pour représenter le personnage d'Angélique, s'est efforcée d'atténuer l'éclat de son soprano, d’amenuiser ses gestes, ses charmes physiques, die rentrer en soi-même, pour exprimer mieux la puissance intérieur de cette figure de vitrail : elle n'y a que trop réussi (touche !). Un autre critique conclut ainsi : Mlle Chenal a remporté le plus juste et le plus éclatant succès ; MM. Albers, Devriès, Mlle Brohly méritent, comme chanteurs et comme comédiens, les plus grands éloges, et l’on doit une mention particulière à M. Vieuille, dont l'aspect, l’accent, les moindres gestes sont d'un artiste profond et accompli (N'en jetez plus !)
--- Qui croire, bon Dieu ! Le plus simple est encore d'y aller voir. Je pourrais bien vous donner une opinion autorisée, la mienne par exemple, mais, je n'en ai pas. Je vous ai dit pourquoi : je m’occupe de critique.