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M. Gheusi est un malin, un diplomate
auprès de qui nos professionnels du quai d'Orsay sont de débiles
mazettes. S'il voulait s'en donner la peine, il roulerait, comme une cigarette,
M. de Selves lui-même, que les annales des Affaires
étrangères célèbrent à l'égal
de M. de Talleyrand. D'ailleurs, M. Gheusi n'est-il pas
de Toulouse ?
--- Empêtré, de par la volonté
de M. Viviani, de la collaboration des frères
Isola, M. Gheusi a commencé par
faire le vide autour des infortunés frères siamois de la
direction puis, quand il les vit isolés et momifiés par
l'inaction où il les réduisait. Il les escamota, simplement.
Et ce tour, était très difficile à exécuter.
Car, on se souvient que les frères Isola, avant
d'administrer nos théâtres subventionnés, étaient
prestidigitateurs, et qu'ils gagnaient leur vie, très largement
du reste, à faire passer une montre du gousset d'un spectateur
dans le corsage d'une spectatrice ; à changer de l'eau en vin ;
ou à écraser à coups de marteau une bague que l'on
retrouve ensuite pendue par un ruban bleu au cou d'une colombe.
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Les frères Isola connaissaient tous les
trucs de leur art, et cependant, ils se sont laissé escamoter sans
y prendre garde. Si vous voulez vous en convaincre, allez à l'Opéra-Comique,
et demandez à parler aux chers disparus. Personne ne pourra vous
indiquer l'endroit où ils abritèrent leur désespoir
de n'avoir rien à faire. Le concierge l'ignore. à la Régie,
on nous envoie chez M Gheusi ; les artistes pensent qu'ils
doivent être encore à la Gaité- Lyrique. Seule, la
préposée aux W-C. me donna un espoir. C’est par là,
je crois, me dit-elle avec un sourire et un geste engageant. J'ouvris
une porte, Horreur ! J'étais sur le domaine de l'astucieuse préposée,
qui avait médité de me faire consommer par ruse. Et les
frères Isola n'étaient même pas là
!
--- Une enquête s'impose. M.
Gheusi n'a pas le droit, tout toulousain qu'il est, de supprimer
des collaborateurs choisis entre mille par le Ministre lui-même.
Qu'il dise ce qu’il a fait des frères Isola.
Il nous faut les cadavres !
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Le
feuilleton musical
--- Comme M. Jourdain faisait
de la prose sans le savoir, les frères Isola,
font du théâtre sans s’en douter. De temps en temps
ils apprennent, par le concierge de 1'Opéra-Comique, ou simplement
par les journaux, que la salle Favart vient de représenter une
œuvre nouvelle ou de donner ure reprise sensationnelle. Ils constatent
le triomphe de l’ouvrage, le succès des interprètes,
l'ingéniosité du metteur en scène (M. Gheusi)
et la science du directeur de la rnusique (M Vidal) ;
ils gémissent une fois de plus sur le silence outrageant dans lequel
on laisse et leur nom et leurs efforts ; puis ils envoient une lettre
de protestation à M. Viviani. Cette lettre ne
parvient jamais au Ministère : elle est interceptée comme
il convient, par les bureaux de M. Valentino, qu'il ne
faut pas confondre avec le créateur des bals du même nom
celui-là au moins, est mort et, partant, inoffensif et M. d’Estournelles
de Constant, protecteur des Arts, reçoivent la protestation
hebdomadaire des frères Isola, et la classent
soigneusement dans la chemise consacrée à cet usage. Puis
ils se remettent à leurs petits travaux qui consistent à
énerver le personnel des écoles et théâtres
subventionnés, à montrer dans l’exercice de leurs
fonctions une incompétence qui n’a d’égale que
leur suffisance. Et les frères Isola restent directeurs
in partibus de l’Opèra-Comique ; et le Ministre ne sait rien
de ce qui se passe dans l'administration dont il est le chef.
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Grace aux journaux, les frères Isola savent maintenant que
la reprise du Rêve, fut un triomphe pour l'auteur, les
artistes, et la direction. Triomphe d'autant plus inattendu que la partition,
du Rêve forme une manière de chef d'œuvre qui
fut, on s'en souvient, accueilli par des rires, des hurlements, et même
par des applaudissements, quand l'œuvre de M. Bruneau
fut donnée
pour la première fois, on 1891 (voir
source Gallica pour "le Rêve").Depuis vingt-trois
ans, cette œuvre n'a pas changé, ou plutôt elle n'a
pas été modifiée par le musicien. Elle reste ce qu'elle
était : la splendide floraison d'un talent que le public seul ne
pouvait pénétrer, mais que les musiciens d’alors pressentaient
et reconnaissaient à chaque page nouvelle qui tombait de la plume
de M. Bruneau. Sacré chef d'école à
l'issue des représentations du Rêve, M.
Bruneau était bien vite abandonné de ses fidèles
; ce dont il dut se féliciter, car il continua de travailler pour
lui, qui disposait de quelque connaissance, et ne fut pas tenté
d'écrire pour les imbéciles qui s'accrochent, comme des
moules inertes au blindage de l'imposant cuirassé, aux élus
que la réputation aguiche, et les paralysent, les étouffent,
les tuent sous leur bêtise.
--- Le Rêve n'a pas été
tripatouillé, il n'a pas été descendu au niveau du
public, par une condescendance dont son auteur est bien incapable ; mais
le niveau du public, ou, plutôt des musiciens, et même de
la Critique, s'est considérablement élevé. On lit
main tenant à livre ouvert dans la partition
du Rêve, et l'on s'aperçoit que la logique qui a
toujours guidé les gestes de M. Bruneau, a présidé
à l’élaboration de cette œuvre comme de toutes
celles qui l'ont suivie. ----- Logique, clarté,
netteté, un peu brusque parfois sincérité, sont la
substance dont se nourrissent ces œuvres, éclats d'une âme
sensible, aimante, et profonde. J'aime Platon, disait Aristote, mais j'aime
encore plus la Vérité. Tout M. Bruneau
est dans ce mot qu’un autre a prononcé, et que, lui, a mis
en pratique toute sa vie. Sans faire fi des conquêtes précédemment
réalisées par l'art musical, il ne les accepta jamais que
sous bénéfice d'inventaire, et après qu'il les eut
passées au crible de sa saine raison. Sagement, et modestement,
il sut trouver dans le passé un enseignement, recueillit la bonne
graine et rejeta les mauvais fruits, les fleurs vénéneuses,
malgré l'éclat et le parfum dangereux dont la mode frivole
les avait revêtues. Il fut quelqu'un dès ses débuts
parce qu'il disait et que personne n’avait pensé, ou n'avait
osé dire. Aussi, son œuvre se dresse-t-elle, formidable et
gracieuse, devant le beau soleil de l'Art ; et rien, ni les jalousies
souterraines ni les attaques grossières, n'a pu la ternir. Elle
est ce qu'on veut, mais elle est.
--- L'interprétation actuelle vaut-elle
celle de la création ? Question indiscrète, et d'ailleurs
sans importance. A moins d'être bien mauvais et ce n'est le cas
d'aucun interprète de cette reprise un chanteur ne saurait ajouter
ou retrancher quoi que ce soit d'une œuvre solidement construite,
et c’est une disgrâce navrante que de dire d'un ouvrage qu'un
interprète y remporta un gros succès. Le propre d'une œuvre
d'art est de se présenter entière, dans une unité
compacte dont un aspect particulier ne doit apparaître plus qu'un
autre. D’autre part, mais, revenons à l’Opéra-Comique.
--- Les interprètes de la reprise
du Rêve valent ils ceux de la création ? Qui le
saura jamais ? Les frères Isola eux-mêmes,
obligés de s'en rapporter aux journaux pour être instruits
de ce qui se passe chez eux, risqueront, une fois de plus, de rester dans
une indécision déconcertante. J'ai sous les yeux quelques
comptes rendus de cette solennité, et je demeure confondue, à
les lire, de cette diversité d'appréciations que l'on reproche
si souvent à la Critique, et que selon moi, on devrait louer excessivement.
--- Si la presse était unanime à
louer ou à condamner tel ou tel événement, la lecture
des journaux serait fastidieuse ; on verrait là une entente coupable
que la théorie du libre arbitre condamne. On supposerait une connaissance
particulière à une confrérie qui ne tire aucune vanité
de parler de choses qu'elle ne prit jamais la peine d'étudier,
On juge, chacun sait ça (comme dans le Chalet), selon l'opinion
du journal où l'on écrit, selon la qualité au patient
(est-il abonné ou non ?) selon les relations d'intérêt
ou d'ordre sentimental qu'on entretient avec les clients auxquels on a
affaire ; mais il est bien rare qu'on fasse intervenir dans les débats
de théâtre les questions d'art pur. M. David Devriès
manque de voix, de jeu, d'élégance (et avec ça
?) M. Albers est insuffisant, il   affecte
une raideur d'automate ; M. Vieuille, est trop sombre
; Mlle Brohly émet défectueusement ses
sons et avale toute la partie grave de son rôle (fâcheux repas!)
; Mlle Chenal, enfin, pour représenter le personnage
d'Angélique, s'est efforcée d'atténuer l'éclat
de son soprano, d’amenuiser ses gestes, ses charmes physiques, die
rentrer en soi-même, pour exprimer mieux la puissance intérieur
de cette figure de vitrail : elle n'y a que trop réussi (touche
!). Un autre critique conclut ainsi : Mlle Chenal a remporté
le plus juste et le plus éclatant succès ; MM. Albers,
Devriès, Mlle Brohly méritent,
comme chanteurs et comme comédiens, les plus grands éloges,
et l’on doit une mention particulière à M. Vieuille,
dont l'aspect, l’accent, les moindres gestes sont d'un artiste profond
et accompli (N'en jetez plus !)
--- Qui croire, bon Dieu ! Le plus simple
est encore d'y aller voir. Je pourrais bien vous donner une opinion autorisée,
la mienne par exemple, mais, je n'en ai pas. Je vous ai dit pourquoi :
je m’occupe de critique.
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