LIDAH : une petite ville algérienne blottie
à l'ombre des dattiers, des orangers, des mimosas, avec l'Atlas
pont toile de fond. Sur la place d'Armes où se promènent
aux heures fraiches les civils en vêtements clairs et les soldats
aux uniformes multicolores, se dressait naguère un petit café
contigu à une échoppe de tailleur. Durant le jour, l'intérieur
demeure sombre et une portière bruissante de perles de bois s'oppose
comme un rempart à l'entrée des mouches. Le soir, au contraire,
le gaz flamboie dans l'estaminet et le patron, M. Isola,
salue aimablement les clients qui viennent jouer aux cartes ou s'entretenir
du Paris lointain et des dernières nouvelles que les journaux
apportent avec une bonne semaine de retard.
--- M. Isola est père de sept enfants
et, si Dieu bénit les nombreuses familles. le chef de celle-ci
n'en est pas moins obligé de travailler dur pour la nourrir.
Aussi, dans la journée quand sa présence est inutile au
café, exerce-t-il dans l’échoppe voisine le métier
de tailleur.
---
Ce soir là — il y a quelques dix lustres —
le père et la mère Isola tenaient une sorte de conseil
de famille. Deux des garçons, Emile et Vincent avaient terminé
leurs études primaires et les parents prévoyants s'inquiétaient
de leur avenir. Quels étaient leurs goûts, leurs préférences
? Auraient-ils, comme leur aimé, le souci de tirer l’aiguille
à côté du père ?
— Quel métier vous tente ? interroge ce dernier.
— Je ne sais pas, répondent successivement Emile et Vincent,
mais le regard malicieux qu'ils ont échangé dément
leurs paroles.
Pressés de questions, les deux garçons finissent par dévoiler
leur rêve
— Nous voulons devenir illusionnistes et prestidigitateurs.
Les parents sont frappés de stupeur.
— Quoi ? s'écrie la mère, des métiers de
charlatans et de saltimbanques ?
--- Vincent et Emile plaident chaleureusement
leur cause. Voyons, cet illustre Bosco dont les tours
de cartes sont restés légendaires, les Nicollet
qui ont inventé le proverbe : « De plus fort en plus fort,
comme chez Nicollet », et auquel on doit la fondation le théâtre
de la Gaieté, ce Robert Houdin, qui a créé,
lui aussi un théâtre, le com¬mandeur Cazeneuve qui
est venu à Blidah donner des représentations, sont-ils
des saltimbanques ? Et cet énigmatique Donato
qui magnétise las spectateurs et dont les prouesses incroyables
ont provoqué les recherches sur l’hystérie du savant
professeur Charcot, est-il un vulgaire charlatan ?
e
plaidoyer n'émeut nullement le père Isola. — J'exige
un métier plus sérieux. Vincent, tu seras menuisier; Emile,
tu seras ébéniste. Avec une bonne profession manuelle,
on ne meurt jamais de faim...
Dès le lendemain, Vincent et Emile commencent à étudier
le maniement de la scie, de la gouge et de la varlope. Le soir, pour
l'amusement de la famille et aussi des clients du café, Emile,
déjà très adroit de ses mains, exécute les
tours de cartes que lui a appris le commandeur Cazeneuve,
tandis que Vincent prédit l’avenir d'après les lignes
de la main et cherche à lire la pensée d'autrui. Car ils
n'ont nullement renoncé à leurs projets. Ils comprennent
qu'il n'existe qu'une ville au monde où l'on peut acquérir
la renommée: c'est Paris. Sou à sou, ils économisent
l’argent du voyage. Un matin, Emile, qui est le trésorier,
prend son frère à part : « Vincent, nous avons deux
cents francs. Nous partirons demain... »
---- Ils abandonnent l'Algérie natale
et débarquent dans la cité phocéenne. Ils donnent
leur première représentation dans un café de la
Canebière et la recette leur permet d'atteindre Paris. Oh ! la
partie n'est pas encore gagnée. Perdus dans la grande ville,
Ils ont fort à faire pour subvenir au pain quotidien et ils se
contentent souvent d’un seul repas. Certes, ils se perfectionnent
de plus en plus dans leur art, mais il leur manque les fonds nécessaires
pour se procurer un matériel d illusionnisme. Quand ils passent
devant « Robert Houdin », ils soupirent et le rêve
de posséder un établissement analogue leur semble excessif.
--- Un soir, exténués, les
deux jeunes gens échouent sur un banc du square des Arts-et-Métiers,
vis-à-vis le théâtre de la «Gaieté
». Ce titre de « Gaieté » se pare
à leurs yeux d'une amère ironie et ils se demandent s'ils
n'ont pas commis une sottise en abandonnant le rabot et la varlope,
sans se douter que, seize ans plus tard, ils présideront aux
destinées de ce même théâtre.
--- Brusquement, en effet, la chance se
range de leur côté : ils sont engagés aux Folies-Bergères.
Leur numéro est favorablement accueilli par le public et c'est
alors qu'ils sont de nouveau hantés du désir d'avoir leur
théâtre. Ce désir, ils le réalisent en 1892,
date à laquelle ils prennent la direction des Capucines.
Vont-ils, maintenant qu’ils ont atteint le but qu’ils s’étaient
assigné, s'endormir sur leurs lauriers ? Non, en même temps
que leur goût s'affine, s'imprègne de parisianisme, leur
ambition s'accroît, Ils dirigent l’Olympia, puis les Folies-Bergères.
Rompant avec la routine habituelle, ils montent les premiers ces grandes
revues qui seront pour l'œil ébloui un enchantement de couleurs
et de lumière et que tous les music-halls du monde voudront copier.
L'appétit vient aux Isola. Aux établissements qu'ils ont
déjà, ils adjoignent le théâtre des
Nouveautés, Parisiana et enfin
la Gaieté.
---
C'est le 3 octobre 1903 que les deux frères s'installent
dans ce dernier théâtre. Le père Isola, qui n’a
jamais quitté Blidah et qui, depuis longtemps, a accordé
son pardon aux fugitifs, est bien malade. Il s'éteint le 20 octobre
entre les bras de Vincent et d'Emile qui ont fermé les portes
de leurs théâtres pour voler auprès de leur père
mourant.
C'est à la Gaieté que les Isola ont représenté
Hérodiade et Don Quichotte, de Massenet
; Quo Vadis, la Vivandière, l’Attaque
du moulin, Paul et Virginie, Don Carlos, avec
des artistes comme Mmes Emma Calvé, Marie
Delna, le chanteur Chaliapine.
Les frères Isola, qui font partie du Tout-Paris, dont les noms
sont cités chaque jour par la presse qui les a surnommés
les « Empereurs du théâtre »
sont appelés, en 1914, à diriger l'Opéra-Comique,
et cèdent pour cela tous leurs autres établissements.
Leur passage à l'Opera-Comique, en association avec Albert
Carré sera marqué par des créations ou
des reprises sensationnelles : Marouf, Pélléas
et Mélisande, le Mariage de Figaro,
Ariane et Barbe-Bleue, Pénélope, etc.
--- En 1925, les frères Isola deviennent
directeurs du théâtre Sarah-Bernhardt,
où ils reprennent la Princesse lointaine, d'Edmond
Romand, avec Véra Sergine, Harry Baur,
Henri Rolland, Paul Bernard etc.,
et donnent Ces dames aux chapeaux verts, Mon Curé
chez les riches, etc. Ils dirigent en même
temps le théâtre Mogador et y font jouer
No-No Nanette, Rose-Marie, dont le succès est resté
légendaire et cette charmante Auberge du cheval blanc
dont la mise en scène fit courir tout Paris.
oila
donc nos Napoléons du théâtre
au Faite de leur gloire avec l'invraisemblable chiffre de douze établissements
qui ont été dirigés par eux. Comme « l’Autre
», après Austerlitz, ils murmurent sans doute : «
L'avenir, l'avenir est à nous !»
--- Hélas ! la crise passe comme
un cyclone et les circonstances font que, le 5 avril 1936, les frères
Isola doivent déposer leur bilan. lis n'ont plus un sou, après
avoir fait encaisser comme droits des pauvres une trentaine de millions
à l'Assistance publique.
Les causes de cette ruine sont multiples, complexes et leur recherche
dépasserait le cadre de cette biographie. Ce qu'on en doit retenir,
c'est l'attitude admirable des deux frères après cette
chute retentissante. Avec une force d'âme, avec un courage que
l'adversité n'a pu abattre, ces lutteurs intrépides se
sont remis au travail avec simplicité.
Ils ont repris leur métier d'illusionnistes et de prestidigitateurs
dans lequel ils avaient fait naguère merveille. Après
le gala à leur bénéfice, organisé l’
an dernier par Sacha Guitry, avec le concours des vedettes parisiennes,
les Isola se sont produits avec un succès éclatant dans
les grands établissements de Paris, puis dans les casinos des
villes d'eaux.
Enfin, tout récemment, ils ont acquis l'ancien théâtre
de la Potinière qu'ils ont baptisé « Théâtre
Isola » et où, dans un cadre charmant, ils opèrent
avec la même virtuosité qu'au début de leur carrière.
--- Emile, qui a conservé son adresse
incomparable, exécute des tours de cartes ou encore se fait lier
sur une chaise par des cordes solides. Un spectateur bénévole
s'assied auprès de lui, les yeux bandés. Un rideau s’interpose
quelques secondes à peine. Emile réapparaît, toujours
lié, mais il a réussi à quitter son veston et à
revêtir celui du voisin qui na rien senti.
--- Vincent, lui, suggestionne une jeune
femme et passant dans la salle, il ordonne d un geste à celle-ci
de jouer des morceaux d'opéra-comique ou d'opérette que
des spectateurs lut désignent à voix basse. C’est
de la sorcellerie, il n'y a pas d'autre mot. Dans le même ordre
d'idées les imitations de vedettes féminines constituent
un numéro stupéfiant, parmi bien d'autres attractions.
--- Au cours de mon interview, j'ai essayé
comme on dit familièrement, de tirer les vers du nez à
mes interlocuteurs.
— Voyons, messieurs, je ne crois guère à la transmission
des pensées. Il y a évidemment un truc. Pouvez-vous me
l'expliquer ?
Vincent s'est mis à rire
— test de la télépsychie, voilà
tout.
— Enfin, c'est une illusion ?
— Hé ! Monsieur, n’est-ce que tout ici-bas
n'est pas une illusion ? Notre fortune, notre passé, notre gloire,
est-ce que tout n'est pas une illusion ? La vie elle-même n'est
qu'une brève illusion.
JACQUES CONSTANT