AVEC LES FRÈRES
ISOLA, REDEVENUS, PRESQUE OCTOGENAIRES, DIRECTEURS DE THÉÂTRE
En écoutant les
Isola : évoquer
cinquante ans de vie parisienne
PARIS, 12 mai. — Relâche pour répétitions.
La façade du Théâtre Pigalle, close
de grilles, est triste, et, sous la pluie, la rue Blanche est bien grise.
Mais ce n'est qu'une impression fugitive. Je viens, à l'intérieur,
de quitter le studio où les artistes répètent «
Rien qu'un baiser », comédie-opérette
de Georges Delance, musique de F. Lopez
et Eisenmann. Quelle gaieté ! Quel entrain !
On a vite oublié l'extérieur maussade à voir et
à entendre
Germaine Roger, la prestigieuse vedette des «
Cent vierges », Lucette Méryl, Florency,
la fantaisiste Alice Tissot et le bondissant José
Noguero. voir
conplément sur "Rien qu'un baiser"
Cette troupe-là, ou
je me trompe fort est en train de préparer un fameux succès
! On en parlera bientôt, mais comment en douter quand on sait
que l'œuvre nouvelle est présentée par les frères
Isola, directeurs artistiques de l'établissement depuis le 1er
mai, et auxquels on ne peut contester le flair professionnel, quand
on se souvient de la prodigieuse carrière de "No, no,
Nanette" et de "L'Auberge du Cheval Blanc",
pour ne citer que ces deux retentissantes créations à
Mogador.

Émile et Vincent :les frères
Isola ! C'est plus d'un demi-siècle, de vie parisienne
que leur double silhouette croquée par Sem et
tant d'autres dessinateurs incarne. On dit les frères Isola aussi
naturellement que l'on disait jadis "les sœurs siamoises",
car on ne peut s'imaginer l'un sans l'autre, Vincent sans Émile,
Émile sans Vincent. Après bien des vicissitudes qui les
obligèrent, en 1936, à reprendre le " numéro"
d'illusionnistes de leur lointain début, ils sont toujours là,
solides au poste, plus jeunes que jamais et bien décidés
à gagner cette nouvelle bataille livrée au destin qui
les malmena parfois sans pouvoir jamais les abattre.
Deux hommes, en vérité, dans
le sens le plus noble du mot, que
ces deux amuseurs et animateurs qui, aujourd'hui, trouvent le moyen
de faire un pied de nez à la guigne et ce près de quatre-vingts
ans.
Je les ai devant
moi, dans leur bureau directorial du rez-de-chaussée. Émile
achève de téléphoner. Il est glabre, les cheveux
blancs ébouriffés, les lunettes un peu de travers. Vincent
le regarde, souriant, monocle vissé et il n'a point abandonné
son soupçon de moustache. Mais pourquoi ai-je parlé d'âge
? Il n'a point mordu sur eux et ils m'apparaissent tels que je les vis,
il y a des années, à Sarah-Bernhardt.
C'est toujours dans leurs paroles la même verve un peu malicieuse
et dans leur allure cette parfaite courtoisie mondaine dont on ne les
vit jamais se départir.
- Des souvenirs, cher Monsieur, à quoi bon ? Ils seraient trop
nombreux à vous raconter. Nous avons préféré
les écrire et ils paraîtront chez Flammarion en juillet
prochain. Pensez que nous avons successivement dirigé la Gaîté-Lyrique,
les Folies-Bergère, l'Opéra-Comique,
Sarah-Bernhardt et Mogador, sans compter les
Capucines et l'Olympia.
"
Que d'histoires parisiennes cela représente, quelles moissons
d'anecdotes croustillantes, touchantes ou comiques, et même parfois
dramatiques, sur les célébrités de toutes sortes
que notre métier nous fit connaître ! Sans oublier nos
propres impressions, bien entendu, qui ne manquent point parfois de
pittoresque, croyez-le, car vous ne doutez pas, je pense, que nous en
avons vu de toutes les couleurs ? "
C'est Émile
qui a parlé et Vincent "enchaîne " avec autant
d'à-propos que d'humour:
- Couleurs un peu grises parfois, car quand nous sommes tombés,
il nous restait pour tout avoir, l'orgueil légitimée d'avoir
payé jusqu'à notre dernier sou et d'avoir joué
contre deux ou trois opérettes étrangères, plus
de cent pièces françaises et aussi d'avoir versé
près de 40 millions au fisc ! Qui dit mieux ?
II rit de bon cœur,
sans amertume, et son frère reprend la parole 1
-
Tu te souviens, Vincent, de ce jour de juillet 1936 où nous avons
annoncé à notre grand ami Sacha Guitry
que nous étions ruinés. Il nous répondit : "Si
mon père était là, il vous conseillerait simplement
de reprendre votre métier d'illusionnistes." Le conseil
était bon et le 6 octobre exactement, nous reparaissions à
l'A.B. C. devant le public parisien qui nous fit le plus chaleureux
accueil. Après une éclipse de plus de 40 ans, c'était
gentil de sa part. Il est vrai que ce ne devait pas être le même
! Depuis, nous n'avons cessé de travailler et, quand la guerre
survint, nous étions en train de faire une tournée de
casinos entre Paris-Plage et Biarritz. Je me souviens que nous avons
joué à Royan le jour même de la mobilisation. Pendant
et après les hostilités, nous avons donné un grand
nombre de représentations, au profit d'œuvres de solidarité
nationale. La dernière fois, c'était à Lisieux,
dans des usines de textile.
A présent, nouveau changement de décor. Nous voici, Vincent
et moi, au Théâtre Pigalle, grâce à M.
Bazin, le propriétaire du bail, qui voulut bien faire
appel à notre vieille expérience. Nous avons rencontré
ici de précieux collaborateurs en MM. Billiod,
directeur administratif, Brouta, administrateur général,
et Buarini, fils de l'ancien directeur des Nouveautés.
Tous, nous avons du pain sur la planche et, déjà, nous
envisageons, pour plus tard, après la comédie musicale
en préparation, une opérette fantastique de Jean
Tranchant, à laquelle il a travaillé pendant
plus de 15 ans. Elle sera jouée par l'auteur. Après.
— Après, coupe Vincent, nous verrons bien; Le programme
est suffisamment chargé, comme vous voyez, d'autant que, cet
été, nous aurons aussi à nous occuper d'un
film que la maison Pathé va tourner
sur notre carrière et avec notre concours. Voilà. Nous
vous avons tout dit, Monsieur le journaliste...
Quelques anecdotes
Tout dit ? Pas tout à
fait. Il me déplairait de prendre congé des célèbres
illusionnistes sans qu'ils aient tiré du fond de leur sac aux
souvenirs une ou deux anecdotes amusantes à l'intention du lecteur.
J'insiste et Émile, à moins que ce ne soit Vincent, débute
par celle-là :
-
Nous étions simultanément en pourparlers avec Tamagno,
l'illustre ténor italien, et avec des phoques, jongleurs groenlandais,
eux aussi, vedettes célèbres. Pourparlers directe avec
le premier, par manager avec les seconds. Chaque affaire devait se conclure
télégraphiquement. Une dépêche portant "
Entendu 10.000 pour Aida mais pas Otello" L'autre
disait : "Aurez 20 kilos de poisson, par jour." Il y eut confusion.
Tamagno furieux rompit net.
— Puisque nous parlons ténor, raconte l'autre frère,
notez ce mot profond de Caruso. Je vais le voir dans
sa loge avant son entrée en scène. Il me tend une main
fiévreuse, tremblante, et, comme je m'étonne d'un tel
trac chez un homme habitué à remporter des triomphes,
il me dit ! "Ce n'est pas moi qui ai peur, c'est mon nom !"
— Et votre meilleur souvenir ?
- Quand, ayant recommencé à travailler en public, nous
sommes passés à la caisse, nous qui étions toujours,
auparavant, de l'autre côté du guichet peur payer les autres.
Les rôles étaient renversés. C'était notre
tour !
Je
ne sais plus encore lequel des deux a eu ce mot de la fin, mais, qu'importe,
puisque, aussi bien, au cours de leur commune carrière, ils ont
toujours éprouvé les mêmes
peines et les mêmes joies,
et ce que dit l'un, l'autre l'approuve si parfaitement qu'il pourrait
se figurer l'avoir dit aussi. Gentils frères
Isola, vivante synthèse de l'accord
fraternel le plus parfait qui soit et témoignage de ce
que peuvent aussi, deux volontés bien tendues, servies par la
plus merveilleuse verdeur. Je les ai quittés comme des
professeurs d'optimisme, les deux célèbres
illusionnistes dont les débuts datent de 1882 et qui,
à force de travail et de persévérance,
ont fini, en ces dernières années, par escamoter
si magistralement le mauvais sort !
Henry BOUNY.