Source Gallica

 
   
CINQUANTE ANS DE VIE PARISIENNE
OU UN QUART D'HEURE AVEC LES FRERES ISOLA
 

      Une petite note dans les journaux nous a annoncé que les frères Isola prenaient la direction artistique du théâtre Pigalle.Tout de noir vêtus, Vincent et Emile Isola sont assis côte à côte derrière leur bureau jumelé. Vincent porte monocle et Emile des lunettes.

— En prenant la direction artistique du théâtre, nous allons fêter notre cinquante et unième anniversaire de directeurs de théâtre.
— Et c'est notre neuvième théâtre...Notre premier théâtre fut les Capucines, deux cents places...
— C'était en 1892. Nous prîmes. Parisiana en 1897. Nous faisions du café-concert avec Paulus, Fragson, Yvette Guilbert, Anna Thibaud.
— Puis l'Olympia, où nous montâmes de grands ballets : Néron, L'impératrice, avec Liane de Pougy ; les Folies-Bergère, l'innovation des grandes revues, le gros succès de Fregoli...
— En 1903, La Gaité où nous avons monté Hérodiade avec Calvé, Quo Vadis, la Vivandière, Don Quichotte, le Chemineau.
— C'est alors que Louis Barthou nous demanda de diriger l'Opéra-Comique.
— Mais comme un directeur de subventionné n'a pas le droit de cumuler...
— Nous avons vendu nos quatre théâtres.. Et nous avons monte Maarouf, La Reine Pédauque, Polyphème, Pénélope...
— Douze ans après nous quittâmes l'Opéra-Comique et nous achetions Mogador et Sarah-Bernhardt. Ce furent alors : Mon Curé chez les riches, l'Aiglon, Cyrano de Bergerac, la Dame aux camélias. Tristan, de Joseph Bédier, Nono Nanette, reprise de la Vie parisienne, Rose-Marie, l'Auberge du Cheval blanc.
— Puis vint la crise du théâtre, nous avons été obligés d'abandonner nos directions... Sacha Guitry nous convoque. Il jouait alors Mon Père avait raison...
— Qu'est-ce que vous allez faire?
     Vous ne savez pas. Si mon père vivait, nous dit-il, lui qui m'emmenait souvent vous applaudir lorsque vous étiez prestidigitateurs, Il vous dirait de reprendre votre ancien métier.
— Après avoir bien hésité, huit jours plus tard nous lui écrivîmes : « Mon cher Sacha, en effet votre père avait raison. »
— Et pendant six ans, nous avons parcouru toutes, les scènes de France.
— Oui, nous sommes nés à Blidah. Notre père était tailleur...
— Il était venu pour coloniser l'Algérie. Nous étions sept enfants.
— Il ne reste plus que les deux frères Isola. Comme notre père voulait, que nous apprenions un métier, nous débarquâmes à Marseille, mon frère comme menuisier et moi comme mécanicien...
— Nous primes les Capucines en 1892: mais, en 1895, Louis Lumière, en face de notre théâtre, présentait devant une grande foule le premier cinéma...
Pour éviter cette concurrence,nous avons inventé aussi un appareil de cinéma: l'Isolatographe, que nous avons fait breveter.
— Malheureusement, il était moins perfectionné que celui de Lumière...
— Dans quelques jours nos Mémoires paraîtront.
— Et nous raconterons bien des histoires cocasses. Par exemple, celui de l'engagement d'un professeur de phoques....
— Ce professeur de phoques exigeait dans ses contrats que nous lui assurions chaque jours dix kilos de poissons pour nourrir ses pensionnaires.
— Et au même moment nous engagions pour la Gaîté-Lyrique le grand ténor Tamagnino. Une erreur de télégramme nous fit adresser une dépêche, au ténor ainsi conçue: « D'accord pour le contrat. Vous aurez vos dix kilos de poissons par jour. »
— Je n'aime pas ce genre de plaisanteries, nous répondit-il télégraphiquement.
— Et le professeur de phoques à. qui. nous avions adressé ce mot : « Entendu, mais vous devrez chanter le Trouvère, et non pas Otello ».., nous répondit aussitôt : « Les phoques sont savants, mais ils ne chantent pas... »
— Nos projets ? Nous montons, pour commencer, une comédie musicale de Georges Delance : Rien qu’un baiser, avec Germaine Roger, Alice Tissot, José Noguero. Louis Blanche. Pierre Doris, etc., et nous présenterons ensuite Feu du ciel, l'opérette de Jean Tranchant.
— Enfin, une maison de production doit tourner un grand film : Cinquante Ans de la vie parisienne : les frères Isola.
— Car il est, une chose que nous ne disons jamais devant les dames: j’ai 80 ans...
— Et moi 82 ans et demi …
                                                                                                                     Pierre LHOSTE.