source Gallica, BNF: Hebdomadaire : « L’Afrique du Nord illustrée » du 2 août 1913 page 10
 

 
---- Ceux-là, on ne nous les contestera pas. Ils ont conquis Paris à la force du poignet, par leur labeur, par leur intelligence, par leur volonté opiniâtre ; ils donnent les fêtes les plus brillantes, les plus courues, les plus recherchées du Tout-Paris des lettres, des arts, de la politique, de la finance et de l’élégance, ils sont des Parisiens le plus parisiens de Paris, mais nés Algériens, ils sont restés Algériens jusqu’au fond de leur âme et ils s’en font gloire.
---- En Algérie s’est écoulée une partie de leur enfance, leurs parents y ont vécu, ils y reposent… Si les Isola ont le sentiment du pays, ils ont surtout celui de la famille, j’ai connu leur père, comme tous les gens de Blida, et nous savons tous avec quelle fierté émue quelle ardente tendresse il parlait de ses fils.
---- A peine les premières difficultés surmontées et leur situation à peu près établie, ils avaient imposé le repos à leur père, lui servant une pension fixée par lui-même, en conformité de ses goûts et de ses besoins : le chiffre en était spontanément dépassé par eux-mêmes, pour lui permettre de faire du bien autour de lui.

---- Ils avaient essayé de l’attirer à Paris et de le faire vivre auprès d’eux. Le brave homme vint et il fut ébloui. Mais cette existence fébrile, dévorante, ne pouvait lui convenir. Il repartit bientôt pour retrouver sa vie calme et paisible de Blida.
---- Les frères Isola quittèrent de bonne heure le pays, vers l’âge de vingt ans pour faire le tour de France et chercher la fortune. Blida, l’Algérie même, leur paraissaient un champ insuffisant pour leur activité, ils avaient quelque chose là !
---- Arrivés à Paris, ils s’y plurent et s’y fixèrent. Leurs commencements furent modestes parfois difficiles, pénibles : non. Paris offre des ressources inépuisables aux gens à volonté ferme, aux travailleurs énergiques.
Tout Paris, les enfants et les grandes personnes, les collégiens et les professeurs sont passés par leur petit théâtre des Capucines sans luxe, sans commodité : les fauteuils y étaient des chaises et les salles des bancs, mais on y riait, petits et grands, et on s’amusait consciencieusement.


Antoine: le père
---- Puis la fortune arrivant, on s’installa en plein boulevard, à Parisiana, concert anémique et près de la faillite.
Huit jours après son achat par les Isola, Parisiana faisait tous les soirs le maximum.
----Ce fut le succès. Au lieu de s’arrêter ou de passer la main, les Isola redoublèrent d’activité. A Parisiana, ils joignirent l’Olympia, avec constamment des numéros exceptionnels, étonnants, étourdissants. Ce fut le triomphe ; leurs salles n’étaient pas assez grandes pour leur public. Ils achetèrent les Folies-Bergère et toujours la foule leur était fidèle.
---- Leur fortune était faite. Après avoir ainsi géré leurs intérêts et bien établi leurs aptitudes par l’exemple, ils voulurent aussi prouver combien ils étaient capables de s’occuper des intérêts artistiques du grand public.
--- Depuis longtemps il était question, à Paris, d’un opéra populaire, c’est-à-dire d’un théâtre représentant les chefs-d’œuvre des grands maîtres avec des prix mettant toutes les places à la portée de toutes les bourses les plus modestes
--- Plusieurs essais avaient été tentés ; tous avaient échoué et presque tous les hommes du métier affirmaient l’entreprise réalisable.
---- L’affaire était déclarée difficile ; impossible ; personne n’en voulait ; le projet était abandonné. Les frères Isola s’offrirent courageusement, généreusement. Ils furent acceptés avec empressement par les gens convaincus et désintéressés, avec curiosité par les compétents et les gens du métier ; avec jalousie par quelques rares envieux.

---- La Gaité-Lyrique fut fondée. Je ne rappellerai pas les succès ineffaçables de cinq ou six dernières années. Tous les chefs-d’œuvre du grand Opéra et de l’Opéra comique, interprétés par des artistes de nos deux premières scènes, ont été à la Gaité dans leurs décors création, avec un orchestre de premier ordre et la plus brillante mise en scène, devant une salle toujours pleine.
---- Le but de l’institution était atteint. On avait intéressé le peuple parisien à nos grandes œuvres d’art et la foule avait pris goût à ces manifestations.
Il y a deux ans déjà, le Gouvernement avait voulu récompenser l’action hardie et généreuse des Isola en offrant la croix à l’un d’eux.

---- Unis depuis leur enfance dans le travail et dans la peine, ils ont voulu l’être dans la récompense, et tous deux refusèrent une croix également méritée par les deux.
---- On discuta. Enfin, l’année dernière, l’ainé, Emile, fut décoré. On annonçait, ces jours derniers, la prochaine décoration du second, Vincent.
---- Actuellement l’opéra populaire est fondé ; l’œuvre des Isola est terminée. Leu action continuera-t-elle à s’exercer sur un théâtre où, si elle est toujours utile, elle n’est plus indispensable, ou bien un autre champ plu vaste leu sera-t-il offert ?
---- On a parlé du Grand-Opéra, la concession de MM. Broussan et Messager prenant fin en janvier prochain. Les compétitions seront nombreuses et ardentes ; des intrigants s’agitent déjà.
---- Quant aux Isola, j’ignore s’ils ont posé leur candidature ou s’ils n’aspirent pas à un repos bien gagné ; mais si le choix du Gouvernement se portait sur eux, leur passé nous répondrait de l’avenir.

L. FORCADE