source Gallica : LE JOURNAL    22/07/1943

 
 

             A un âge avancé, Les frères Isola, on le sait, n'ont pas craint de défier à nouveau la fortune et ont repris la direction d'un théâtre parisien. Leur existence fut mouvementée et pittoresque. « La réussite n'est qu'une longue patience », a-t-on répété souvent et ces derniers temps plus encore. Les Isola en savent quelque chose et l'un des plus divertissants chapitres des Souvenirs qu'ils ont publiés chez Flammarion fournit de cette maxime une illustration éclatante.
            La scène se passe peu après l'arrivée à Paris des deux frères qui, tout en exerçant leur métier de menuisier, s'essayaient à leur métier de prestidigitateur.

               RÉSOLUS à courir leur chance devant le grand public, ils allèrent trouver M. Voisin, fabricant d'instruments de physique et de boîtes à double fond, rue Vieille-du-Temple, auquel ils achetèrent un certain nombre d'instruments, et firent aussi l'emplette de deux chapeaux haut de forme. Apprenant que, rue de Lancry, on organisait, une représentation à bénéfice, les frères Isola proposèrent au directeur de la salle leur concours gracieux, lui affirmant l'excellence de leur programme impeccable.
             1882 ! Année mémorable. Celle de, leurs véritables débuts dans la capitale.
             Ils sont dans la coulisse, impatients et assurés du succès. Ils ont tant de fois répété dans leur chambre les moindres gestes, qu'il leur semble un amusement et non un travail de présenter leur numéro.
             L'un d'eux s'adresse aux spectateurs : «Mesdames et Messieurs, vous allez assister à une illusion sans pareille. » Des murmures dans la salle, puis des cris, des rires. «Qu'est-ce qu'il a dans sa manche ? » S'exclame un titi.
           Avant que la séance fût commencée, tous les objets dissimulés dans les manches de l'artiste tombaient un par un sur la scène. C'était magistralement, raté. D'autres eussent été découragés : mais les Isola n'abandonnaient pas, au contraire.
           Au directeur quelque peu mécontent, ils demandèrent de revenir le lendemain, et ils furent si persuasifs que vingt quatre heures après ils étaient de nouveau sur le plateau de la rue de Lancry. Seulement, dans les couloirs qui menaient à la salle, ils avaient posé des écriteaux ainsi rédigés :  « Messieurs Isola font savoir que les sifflets sent considérés comme des applaudissements. » Malgré infiniment de bonne volonté, cette seconde séance fut mieux qu'un ratage : une catastrophe.
            A la fin du spectacle, la lumière étant éteinte, ils durent ranger dans l'obscurité tout leur matériel contenu dans une grande malle. Ce n'est que sur le trottoir. à une heure du matin, attendant un fiacre, qu'ils s'aperçurent de la disparition de leurs haut de forme. L'émotion les leur avait fait oublier. Ils rentrèrent, cherchèrent dans le noir, mais en vain ; les chapeaux restaient introuvables.
     Ils étaient simplement dans le fond de la malle, cabossés, écrasés par tous les instruments de la désillusion.

          Quand on parle aujourd'hui aux deux frères de ces débuts, ils avouent gentiment :
« Nous étions pleins de bonne volonté, mais cette bonne volonté était insuffisante pour réussir, car nous manquions totalement d'expérience et, l'émotion aidant, nous ratâmes tous nos tours avec un ensemble parfait. » Le sort leur avait été défavorable. Tant pis ! Ils finiraient bien par le vaincre.
         Il fallait travailler, encore et toujours travailler ; mais le travail ne leur fait pas peur. Sans amertume, ils reprirent le chemin de l'atelier. Ayant fait des économies nouvelles, ils se décidèrent à tenter leur chance en province.
Ils quittèrent leur atelier définitivement. Ils louèrent l'Alcazar d'Amiens, après avoir montré au directeur de cet établissement leurs affiches publicitaires sur lesquelles se détachaient ces mots : « Les seuls capables de renouveler l'acte de Guillaume Tell ». On sait que cet exercice, réclamant une adresse peu commune, consiste à traverser avec une flèche une pomme placée sur la tête de quelqu'un. Pendant huit jours, s'exercèrent à rééditer le miracle du héros suisse, en le truquant, bien entendu.

         C'était cela le clou de la soirée, et ils l'avaient mis au point dans les moindres détails.
   Hélas ! La recette ne s'annonça pas brillante et, pour comble de malheur, la flèche devant suivre un fil invisible pour atteindre le but sans peine, se coinça en cours de route et resta suspendue, immobile, tandis que les spectateurs, après quelques secondes d'ébahissement, se mirent à rire, les uns acceptant l'incident comme une plaisanterie, les autres protestants.
        De chaque côté de la scène, les frères Isola, le tireur à droite et celui supportant la fameuse pomme à gauche, se demandaient quel génie du mal les poursuivait ainsi de son ire.
        Ils purent tout juste prendre leur billet Amiens-Paris et, arrivés de nuit, sans argent pour aller coucher à l'hôtel, attendirent l'aube, silencieusement, sur un banc du square des Arts-et-Métiers, en face du théâtre de la Gaîté dont ils devaient un jour devenir directeurs.