A un
âge avancé, Les frères Isola, on le sait, n'ont
pas craint de défier à nouveau la
fortune
et ont repris la direction d'un théâtre parisien. Leur
existence fut mouvementée et pittoresque. « La réussite
n'est qu'une longue patience », a-t-on répété
souvent et ces derniers temps plus encore. Les Isola en savent quelque
chose et l'un des plus divertissants chapitres des Souvenirs qu'ils
ont publiés chez Flammarion fournit de cette maxime une illustration
éclatante.
La
scène se passe peu après l'arrivée à Paris
des deux frères qui, tout en exerçant leur métier
de menuisier, s'essayaient à leur métier de prestidigitateur.
RÉSOLUS
à courir leur chance devant le grand public, ils allèrent
trouver M. Voisin, fabricant d'instruments de physique et de boîtes
à double fond, rue Vieille-du-Temple, auquel ils achetèrent
un certain nombre d'instruments, et firent aussi l'emplette de deux
chapeaux haut de forme. Apprenant que, rue de Lancry, on organisait,
une représentation à bénéfice, les frères
Isola proposèrent au directeur de la salle leur concours gracieux,
lui affirmant l'excellence de leur programme impeccable.
1882 ! Année mémorable. Celle de, leurs véritables
débuts dans la capitale.
Ils sont dans la coulisse, impatients et assurés du succès.
Ils ont tant de fois répété dans leur chambre les
moindres gestes, qu'il leur semble un amusement et non un travail de
présenter leur numéro.
L'un d'eux s'adresse aux spectateurs : «Mesdames et Messieurs,
vous allez assister à une illusion sans pareille. » Des
murmures dans la salle, puis des cris, des rires. «Qu'est-ce qu'il
a dans sa manche ? » S'exclame un titi.
Avant que
la séance fût commencée, tous les objets dissimulés
dans les manches de l'artiste tombaient un par un sur la scène.
C'était magistralement, raté. D'autres eussent été
découragés : mais les Isola n'abandonnaient pas, au contraire.
Au directeur quelque peu mécontent,
ils demandèrent de revenir le lendemain, et ils furent si persuasifs
que vingt quatre heures après ils étaient de nouveau sur
le plateau de la rue de Lancry. Seulement, dans les couloirs qui menaient
à la salle, ils avaient posé des écriteaux ainsi
rédigés : « Messieurs Isola font savoir que
les sifflets sent considérés comme des applaudissements.
» Malgré infiniment de bonne volonté, cette seconde
séance fut mieux qu'un ratage : une catastrophe.
A la fin du spectacle, la lumière étant éteinte,
ils durent ranger dans l'obscurité tout leur matériel
contenu dans une grande malle. Ce n'est que sur le trottoir. à
une heure du matin, attendant un fiacre, qu'ils s'aperçurent
de la disparition de leurs haut de forme. L'émotion les leur
avait fait oublier. Ils rentrèrent, cherchèrent dans le
noir, mais en vain ; les chapeaux restaient introuvables.
Ils étaient simplement dans le fond
de la malle, cabossés, écrasés par tous les instruments
de la désillusion.
Quand
on parle aujourd'hui aux deux frères de ces débuts, ils
avouent gentiment :
« Nous étions pleins de bonne volonté, mais cette
bonne volonté était insuffisante pour réussir,
car nous manquions totalement d'expérience et, l'émotion
aidant, nous ratâmes tous nos tours avec un ensemble parfait.
» Le sort leur avait été défavorable. Tant
pis ! Ils finiraient bien par le vaincre.
Il fallait travailler,
encore et toujours travailler ; mais le travail ne leur fait pas peur.
Sans amertume, ils reprirent le chemin de l'atelier. Ayant fait des
économies nouvelles, ils se décidèrent à
tenter leur chance en province.
Ils quittèrent leur atelier définitivement. Ils louèrent
l'Alcazar d'Amiens, après avoir montré au directeur de
cet établissement leurs affiches publicitaires sur lesquelles
se détachaient ces mots : « Les seuls capables de renouveler
l'acte de Guillaume Tell ». On sait que cet exercice, réclamant
une adresse peu commune, consiste à traverser avec une flèche
une pomme placée sur la tête de quelqu'un. Pendant huit
jours, s'exercèrent à rééditer le miracle
du héros suisse, en le truquant, bien entendu.
C'était cela le
clou de la soirée, et ils l'avaient mis au point dans les moindres
détails.
Hélas ! La recette ne s'annonça
pas brillante et, pour comble de malheur, la flèche devant suivre
un fil invisible pour atteindre le but sans peine, se coinça
en cours de route et resta suspendue, immobile, tandis que les spectateurs,
après quelques secondes d'ébahissement, se mirent à
rire, les uns acceptant l'incident comme une plaisanterie, les autres
protestants.
De chaque côté
de la scène, les frères Isola, le tireur à droite
et celui supportant la fameuse pomme à gauche, se demandaient
quel génie du mal les poursuivait ainsi de son ire.
Ils purent tout juste prendre
leur billet Amiens-Paris et, arrivés de nuit, sans argent pour
aller coucher à l'hôtel, attendirent l'aube, silencieusement,
sur un banc du square des Arts-et-Métiers, en face du théâtre
de la Gaîté dont ils devaient un
jour devenir directeurs.