1- Livre de Pierre Andrieu : "Cinquante ans de vie parisienne" (1943)
2- Le journal du dimanche : "Danseuses et Tutu" (1905)
3- France Judiciaire : Acte de jugement du tribunal de la Seine (1905)
4- Le journal du dimanche : " Le tutu a triomphé" (1905)
5- "Les tribulations du tutu" (1905)
6- "On en parle encore 30 ans après". (1933~1935)
7- Le jeu du tutu. (1913)
8- Recueil d'articles de presse de gallica.

--- Dans le livre de Pierre Andrieu "Cinquante ans de vie parisienne" de 1943. On peut lire le passage suivant qui peut interpeller et inviter à faire davantage de recherches.

---- Pour Hérodiade en 1903, les directeurs avaient engagé un corps de ballet de quarantedanseuses avec Eva Sarcy, comme danseuse-étoile.
--- L'avant-veille de la générale, la pièce devait être répétée en costumes. L'étoile avait voulu s'occuper elle-même de son habillement et au grand effarement des personnes présentes, parut tout à coup en tarlatane, sur le plateau, au milieu de la troupe des danseuses vêtues en égyptiennes. Massenet, furieux, voulait que l'on congédiât Eva Sarcy qui s'obstinait à garder son costume anachronique.
--- Devant cet incident, les Isola durent engager une danseuse-étoile au pied levé, et bien entendu, l'affaire se termina par un procès. Les directeurs le perdirent car il aurait dû être indiqué dans le contrat que la danseuse devrait danser en égyptienne; sinon, c'était convenir implicitement, qu'elle paraissait en tutu classique.
--- A cette époque, se présenter autrement pour une étoile, était un peu considéré comme une mascarade et quasiment comme une déchéance. Toutes les personnalités du monde du théâtre écrivirent aux deux frères pour leur donner raison contre la décision du tribunal.

 

Danseuses, Tutus et variations

du journal du dimanche (11 juin 1905) : Quelques vérités historiques sur l'usage du tutu

--- Jadis, mesdames les danseuses classiques, ne sortaient guère du domaine de l'Opéra; mais elles envahissent peu à peu le monde, tout le monde : l'autre semaine, elles fournissaient, à M. Pierre Soulaine, le sujet de sa charmante comédie de l'Odéon, La Variation, où les danseuses sont si gracieusement représentées par Mlles Toutain et Carlier; et les voici qui envahissent le Palais pour y trancher la grave question du tutu.
Ne riez pas : cela est très grave; et la plupart des danseuses en font un point d'honneur.
Vous avez certainement dû voir de quelle façon la question se pose devant la cour ? Soit dit entre parenthèses, ces Messieurs des diverses Cours ne doivent pas s'ennuyer ! Avec la manie d'exactitude, de reconstitution, de notre époque, ils ne peuvent pas juger le cas de Mlle Randal, morte au courant du saut périlleux qu'elle faisait dans le tourbillon de la mort, on leur a installé, devant le Tribunal une réduction de l'appareil, avec une petite automobile et un petit mannequin représentant la fameuse expérience. Ils ont conclu, du reste, que la mort de Mlle Randal avait très bien pu ne pas se produire par suite de l'expérience, et l'on a acquitté tous les prévenus.
--- Quelle décision vont-ils prendre dans cette question du tutu ? Et vont-ils faire venir devant eux le corps de ballet de l'Opéra, celui de l'Opéra-Comique et celui encore plus nombreux et plus varié des music-halls ?
--- Une danseuse étoile cause tout ce tapage.
--- Et d'abord, qu'est-ce qu'une danseuse étoile?
--- Il faut bien se pénétrer de tous les détails d'une chose avant d'oser se permettre de l'apprécier. Lorsqu'une fillette est admise à L'Académie nationale de Musique, dans le corps de ballet, elle n'est d'abord qu'un petit rat; quand elle sait suffisamment danser et marcher et peut figurer honorablement en scène, on l'admet dans un quadrille ; après quoi, elle devient choryphée, c'est-à-dire capable de marcher ou de danser en tête d'une petite troupe; puis sujet… enfin premier sujet… et la plupart s'arrêtent là; c'est quelque chose comme le grade de colonel . Au dessus, il y a le grade suprême ; étoile !
Or, Mlle Sarcy qui était premier sujet à l'Opéra, a dansé comme étoile à la Monnaie, à Nice et à Moscou; et elle fut engagée à la Gaieté par les frères Isola comme étoile : elle avait danse dans le ballet d'Hérodiade.
--- Mais quelle ne fut pas sa stupéfaction, lorsqu'elle se présenta chez le costumier de la Gaieté et qu'on lui apprit que sa variation, cela s'appelle ainsi, dans Hérodiade devait être dansée avec une jupe de gaze lamée, tombant jusqu'aux genoux et une dalmatique allant jusqu'aux pieds ! Elle devait en outre, porter un chapeau et un sabre.
--- Aussitôt Mlle Sarcy entra dans la plus violente indignation. La prenait-on donc pour une mine ou un travesti, ou une danseuse de caractères ? Oubliait-on quelle était danseuse noble… Et les danseuses nobles ne dansent qu'avec cette légendaire petite jupe de mousseline, que vous connaissez tous et qui s'appelle le tutu.
--- Vainement ses directeurs voulurent lui faire observer qu'il était bien difficile d'habiller ce tutu, d'invention si récente une danseuse qui avait occupé une place si considérable et si connue au temps des Romains ; vainement lui fit-on observer que ce tutu serait tout à fait anachronique dans le décor de Jérusalem… Elle répondit assez finement qu'on lui imposait un costume tout aussi anachronique, puisque, pour cette danseuse juive, on lui offrait une dalmatique égyptienne, un bonnet persan et un sabre qui était hongrois !
--- Toutefois, afin de prouver sa bonne volonté, elle essaya de danser ainsi vêtue, mais se trouva si maladroite sous cet affublement, qu'elle réclama son droit de danseuse noble de paraître en tutu devant le public. Ses directeurs le lui refusèrent, elle rompit son engagement; et le procés s'est engagé entre elle et MM. Isola.
--- Aussitôt et suivant l'usage, on demanda l'avis des dames compétentes : Mmes Rosita Maury, Subra, Carlotta Zambelli, Lobstein, Petit; ces deux dernières sont premiers sujets; on consulta aussi les danseuses de caractères, Mlles Louise Mante et Mathilde Salle, qui affirmèrent, aussi bien que les danseuses-étoiles, que les danseuses nobles ne sauraient danser qu'en tutu. C'est aussi l'avis de la directrice de la danse de l'Opéra, Mlle Rhéodore.
--- On ne consulta pas que les danseuses, on s'adressa à des profanes et des dilettantes comme MM. Catulle Mendès, Ludovic Halévy, Schneider … Les avis chez ces messieurs furent assez partagés : les uns trouvaient que les frères Isola avaient raison, et au nom de la couleur locale, ils affirmaient qu'on ne pouvait pas laisser danser le ballet d' Hérodiade avec un tutu. D'autres demandaient une réforme, au nom du bon sens, mais reconnaissaient toutefois que le contrat passé entre Mlle Sarcy et MM. Isola l'avait été sous le régime de la tradition et que Mlle Sarcy était absolument en droit de ne danser qu'en tutu.
--- L'auteur du livret d' Hérodiade, M. Millet, demandait naturellement que le tutu fût supprimé au nom de la vérité historique; mais l'avocat de Mlle Sarcy, Maître Chenu, lui a répondu, avec cette ironie qui fait souvent la joie du Palais
--- " La vérité historique ! Je reconnais qu'elle commande la suppression du tutu. Elle exige aussi la suppression de la danseuse. Elle exige la suppression de la musique, car Hérode, Hérodiade et Salomé s'émouvaient, aimaient et se tuaient sans accords de cuivre et sans airs de violons. Supprimons aussi le livret, car ils ne parlaient pas en vers ; supprimons même la prose, car Hébreux, Éthiopiens, Nubiens et Romains ne peuvent sans mépris de l'histoire, parler français. Et ces soldats romains ! Dans l'Opéra ils n'ont pas même des vrais Romains conservé le sexe. Ce sont des femmes qui composent votre armée romaine. Leur vêtement est fait d'un morceau de propre jeté sur l'épaule et d'une légère gaze pour tout bouclier. Et la foule ? Croyez-vous qu'elle parlait ainsi à Jérusalem:


Nos chevaux ont des ailes
Comme les sauterelles
Des rires du Jourdain


" Cette comparaison est-elle bien dans la vérité historique ? "

--- Cette ironie est du reste, pleine de bon sens, aussi ; et il est bien évident que Mlle Sarcy n'a pas absolument tort, si MM. Isola n'ont pas tout à fait raison. Ils auraient dû prévoir le cas, en signant avec Mlle Sarcy et toute difficulté eût été évitée, ce qui eût été fort dommage, car nous n'aurions pas eu ce procès, qui nous amène à faire une petite incursion dans ce domaine charmant de la danse.
--- On a toujours prodigieusement aimé la danse par tous pays, en France et surtout à Paris. Il fut même un siècle où l'on se serait battu à Paris pour une danseuse. Rappelez-vous la querelle entre Vestris et Duport : ce fut presque aussi grave que la querelle de des Glüskistesi et des Piccinistes, dont nous vous parlions à propos d'Armide.
--- Louis XIV était très féru de danse et se fit plusieurs fois une joie de figurer dans des ballets. On cite aussi le fameux philosophe Helvétius, homme habituellement grave, pour qui la danse était bien le plus délicieux des sports, à tel point qu'il dansa plusieurs fois sur le théâtre de l'Opéra avec un masque sur son visage. Qu'aurait dit le public, si enthousiaste des encyclopédistes, s'il avait su qu'un de ses écrivains favoris faisait son meilleur passe-temps de figurer dans les corps de ballet !
--- A cette époque, le tutu n'existait pas, et les danseuses ne portaient même pas de maillot ; mais, à la suite de quelques chutes fâcheuses, qui avaient provoqué les éclats de rire les plus irrévérencieux du parterre, on obligea toute femme dansant sur un théâtre à porter ( je cite dans le texte) : "un caleçon de tricot "; mais bien vite, ce mot trop ordinaire était remplacé par celui de maillot.
--- Cela ne suffit pas à la Restauration, où s'ébauchait déjà la modestie du règne de Louis-Philippe ; et un des ministres de Charles X ordonna d'allonger les jupes des danseuses. Au même moment le roi de Naples, ordonnait que toutes les danseuses porteraient sous leur robe de gaze un jupon d'étoffe verte, dont l'effet était du reste déplorable !
--- Mais vers la fin du règne de Louis-Philippe, et surtout au commencement de l'Empire, les robes des danseuses s'écourtèrent ; et il fut admis qu'elles n'auraient désormais autour de la taille que ce petit nuage de mousseline, auquel nous étions si bien habitués, que nous ne nous étonnions pas jamais, au milieu des ballets les plus pittoresques, les plus historiques, de voir apparaître une partie des danseuses en tutu. C'était quelque chose comme les anges de la danse, qui échappaient à toute critique, à tout costume rationnel. Et j'ai entendu, plus d'une fois, le public, quand on lui offrait des ballets où n'apparaissaient pas de danseuses dans ce costume classique, se figurer qu'on lui avait offert quelque chose d'incomplet.
--- Les jambes pour les danseuses, tout est là ! La danse, en effet, la plupart du temps, abîme un peu leur poitrine, déforme leur taille, et toute leur beauté professionnelle, réside dans la grâce, la vigueur, l'esprit, car elles peuvent en avoir, de leur jambes; et une des meilleures preuves qu'on puisse en donner est la façon dont la Guimart voulut paraître pour la dernière fois en public. Elle avait alors soixante-quatre ans et se montrait dans une représentation spéciale. Le public qui l'avait tant adorée était nombreux, impatient de la voir, de l'applaudir ;mais il eut une petite déception quand la toile se leva, car elle s'arrêta à un mètre des planches, c'est-à-dire dissimulant le buste de Guimart, qui était déjà en scène. Elle n'avait pas voulu montrer sa figure trop ridée, ni sa poitrine trop vieille : elle ne montrait au public que ses jambes et elle fut applaudie fiévreusement.


JEAN D'ALBIGNAC

 

 

L'acte de jugement apparaît dans LA FRANCE JUD ICIAIRE de 1905. source Gallica

Tribunal de la Seine (VII ème Ch.). 2 juin 1905
THÉATRE . — DANSEUSE-ÉTOILE. — ENGAGEMENT. — DÉFAUT DE STIPULATIONS FORMELLES. - COSTUME TRADITIONNEL.


--- A défaut de stipulations précises et formelles dans son contrat d'engagement, une danseuse-étoile ne saurait être tenue de se présenter sur la scène autrement que dans le costume traditionnel.
(Isola C. Mlle Sarcy).


----Attendu que la demoiselle Heva Sarcy a assigné les frères Isola aux fins de voir résilier à leurs torts et griefs l'engagement contracté entre eux et dont il sera parlé ci-après, et se voir, en outre, condamner à lui payer la somme de 1.200 fr., montant du dédommagement prévu en cas de résiliation ;
---Attendu que, de leur coté, les frères Isola demandent que la résiliation soit prononcée aux torts de la demoiselle Sarcy, laquelle devra être condamnée à leur payer le montant du dédit stipulé ;
---Attendu que, vu la connexité, il y a lieu de joindre les deux instances pour y être statué par un seul jugement; Attendu que, suivant, acte sous seings privés en date du 30 septembre 1903, lequel sera enregistré en même temps que le présent jugement, les frères Isola, alors directeurs du théâtre de la Gaîté, à Paris, engagèrent la demoiselle Sarcy comme première danseuse-étoile, pour la saison d'opéra 1903-1904, au prix de 400 fr. par mois, avec dédit de 1.200 fr. ;
---Attendu que, dans la pièce d'Hérodiade (musique de Massenet et paroles de P. Millet), la demoiselle Sarcy, qui avait répété son rôle pendant, plusieurs jours, refusa, à la veille de la représentation publique, de paraître en scène ;
Attendu que l'artiste, prenant son rôle au sérieux, ne crut pas devoir se plier, dans l'intérêt de son art, aux exigences qui, d'après elle, y portaient atteinte; qu'elle explique qu'engagée pour danser dans Hérodiade, opéra biblique, elle ne pouvait, elle première danseuse-étoile, se présenter sur la scène qu'en «tutu» qui est la petite jupe en gaze que l'on sait, et non dans le costume, qu'on voulait lui imposer et qui comportait une dalmatique, un bonnet persan et un sabre;
---Attendu que les frères Isola opposent que c'était, là le costume de l'époque, qui remonte au commencement de l'ère chrétienne; qu'il importait que la vérité historique fût respectée pour que l'illusion du spectateur lui complète;
Attendu que, sans doute, il y aurait à tous égards intérêt à ce que la vérité historique et la couleur locale ne fussent pas méconnues ;
---Mais, attendu qu'il convient de remarquer qu'appliquées au théâtre, elles ne sont jamais rigoureusement observées; que tout, dans les représentations théâtrales, est plus ou moins faux; qu'en général, la préoccupation des accessoires touche peu le public, qui ne se soucie pas beaucoup de savoir si les costumes qui été reproduits d'après des documents de l'époque et sont bien conformes à ceux portés par Hérodiade, Salomé, Jean, ou, pour mieux dire, saint Jean-Baptiste, ainsi que parles esclaves nubiennes, babyloniennes et phéniciennes qui dansent sous les yeux d'Hérode;
---Attendu, toutefois, que les considérations qui précèdent seraient de nulle valeur si l'acte d'engagement de la demoiselle Sarcy portait, à l'égard du costume, des stipulations précises et formelles;
Qu'il importe donc d'assigner à cet acte sa véritable portée;
---Attendu qu'aux fermes des articles 1156 et 1162 du code civil, on doit, dans les conventions, rechercher quelle a été la commune intention des parties contractantes; que, dans le doute, la convention s'interprète contre celui qui a stipulé et en faveur de celui qui a contracté l'obligation ;
---Attendu que la convention du 30 septembre 1903 se borne à quelques mentions vagues sur les coutumes, sans les spécifier, et n'indique nullement quel sera celui de la première étoile dans Hérodiade :
Qu'il y a tout au moins doute sur la véritable intention des parties, ce qui suffirait pour donner raison à la demoiselle Sarcy:
Mais, attendu que ce doute même se dissipe à la lumière de la tradition et des précédents
---Attendu, en effet, que, des débats et des documents de la cause, il résulte la preuve que le prétendu costume de l'époque qu'on a voulu imposer à la demoiselle Sarcy n'avait point été jusqu'alors, sur les différentes scènes ou théâtres de France, revêtu dans Hérodiade par la danseuse-étoile; que, de plus, la même Heva Sarcy, au théâtre de Bordeaux et dans Hérodiade, s'est présentée sur la scène en « tutu » et non en robe longue:
---Qu'enfin, et c'est là le point essentiel, le « tutu » est le costume traditionnel de la danseuse-étoile ;
---Attendu que la continuité persistante de cette tradition n'est pas contredite par les déclarations versées aux débats par les frères Isola et émanant d'auteurs, compositeurs, directeurs de théâtres et autres; que ceux-ci, tout en regrettant la tradition dont s'agit, ne font que la confirmer;
---Attendu que, dans ces conditions, il appartenait, aux frères Isola de bien stipuler qu'il y serait dérogé; que, ne l'ayant pas fait, ils ne sauraient prétendre que la demoiselle Sarcy avait l'obligation d'accepter le costume qui lui était indiqué;
---Attendu, dès lors, que celle-ci est fondée dans sa demande en résiliation du contrat, et en paiement, de la somme de 1.200 fr., montant du dédit ;
Que le fait par elle d'avoir assisté aux répétitions et d'avoir essayé la dalmatique qu'on lui destinait ne saurait, être retenu comme une fin de non-recevoir de sa demande; qu'il est tout au plus de nature à démontrer que la demoiselle Sarcy a mis de la bonne volonté jusqu'à la dernière heure, et que ce ne fut qu'après avoir constaté qu'il lui était impossible de se livrer en jupe longue aux exercices de son art qu'elle déclara renoncer à son rôle;
Attendu que, par voie de conséquence, il n'échet d'accueillir la demande des frères Isola; — PAR CES MOTIFS.

 
 


source Gallica : Le tutu a triomphé

La décision de justice ci-dessus résumée par le Journal du Dimanche du 11 juin 1905

--- Cette grave question vient d'être jugée par la 7e Chambre, que présidait M. Ucciani, qui a consacré juridiquement les droits du tutu, malgré la réplique de Me Clunet, avocat de MM. Isola à Me Chenu avocat de Mlle Sarcy. Voici les principaux attendus du jugement:
--- «... Attendu que dans la pièce d'Hérodiade la demoiselle Sarcy, qui avait répété le rôle pendant plusieurs jours refusa, à la veille de la représentation publique, de paraître en scène ; que l'artiste, prenant son rôle au sérieux, ne crut pas devoir se plier, dans l'intérêt de son art, aux exigences qui, d'après elle, y portaient atteinte ; qu'elle explique que, engagée pour danser dans Hérodiade, opéra biblique, elle ne pouvait, elle, première danseuse étoile, se présenter sur la scène qu'en tutu, qui est la petite jupe en gaze que l'on sait, et non dans le costume qu'on voulait lui imposer et qui comportait une dalmatique, un bonnet persan et un sabre;
--- « Attendu que les frères Isola opposent que c'était là le costume de l'époque, qui remonte au commencement de l'ère chrétienne ; qu'il importait que la vérité historique fût respectée pour que l'illusion des spectateurs fut complète ;
--- « Attendu que sans doute il y aurait intérêt à ce que la vérité historique et la couleur locale ne fussent pas méconnues ;
---- « Mais attendu qu'il convient de remarquer qu'appliquées au théâtre elles ne sont jamais rigoureusement observées; que tout, dans les représentations théâtrales, est plus ou moins faux ; qu'en général la préoccupation des accessoires touche peu le public, qui ne se soucie pas beaucoup de savoir si les costumes ont été reproduits d'après les documents de l'époque et sont bien conformes à ceux portés par Hérodiade, Salomé, Jean, ou pour mieux dire, saint Jean-Baptiste, ainsi que par les esclaves nubiennes, babyloniennes et phéniciennes, qui dansent sous les yeux d'Hérode;
--- « Attendu, toutefois, que les considérations qui précèdent seraient de nulle valeurs: l'acte d'engagement de la demoiselle Sarcy portait, à l'égard du costume, des stipulations précises et formelles. »
--- Conséquemment, le traité a été résilié aux torts de MM. Isola frères ; qui sont condamnés à payer le montant du crédit à Mlle Sarcy s'élevant à 2.000 francs.
--------------------------------------------------------------------------------------------L'INTIMÉ.

   

Les Tribulations du Tutu vu par

« Le PASSE-TEMPS ET LE PARTERRE REUNIS » du dimanche 15 octobre 1905


---
On s’occupe beaucoup du tutu depuis quelque temps : peut- être s’en occupe-t-on trop.
---- Alors que tout change et se transforme, il est cependant permis de trouver étrange le refus obstiné de la ballerine à modifier en quoique ce soit son classique costume.
Costume bien sommaire, en effet, puisqu’il se compose invariablement d’un maillot de soie, d’un corset, d’une paire de chaussons et de cinq petits jupons de gaze ou de mousseline constituant le tutu auquel il faut se garder de toucher, paraît-il sous peine de voir surgir les pires calamités.
--- Tutu il est, tutu il restera! s'écrient en chœur les demoiselles du corps de ballet. Le jour où l'on s'avisera d'y porter une main sacrilège, il faudra renoncer à jamais aux développés aux fouettés, aux ballonnés, à tout ce qui touche au culte sacré de la grâce et de la beauté et dans le rythme.
--- Auriez-vous jamais supposé que l'art de la danse était aussi intimement lié à ce costume extra-léger qu'un mythologue fervent pourrait avec raison comparer aux ailes du Zéphyre, puisque son poids total, je dois ce détail à l'indiscrétion d'une habilleuse, ne dépasse pas 76 grammes.
---- Qui ne se rappelle les démêlés d'Eva Sarcy avec les frères Isola qui l'ayant engagée comme danseuse-étoile, voulaient la faire danser dans le ballet "Hérodiade" avec une jupe de gaze lamée tombant jusqu'aux genoux et une dalmatique allant jusqu'aux pieds.
---- Les frères Isola rêvaient de couleur locale et prétendaient qu'au temps d'Hérode, les danseuses ne portaient pas le tutu.
---- Les historiens les mieux renseignés ayant oublié de fixer ce point délicat, les juges, pour sortir d'embarras, décidèrent "qu'une danseuse-étoile ne pouvait être contrainte de danser dans un costume autre que la classique jupe courte de tarlatane, le tutu et le maillot laissant aux jambes leur entière liberté."
----Thémis de sa victoire, le tutu est devenu arrogant: les directeurs sont à chaque instant obligés de compter avec les prétentions de celle qui le portent.
Ne citait-on pas récemment le cas d'un imprésario qui invoquant la vérité historique, voulait absolument allonger la jupe d'une de ses ballerines et s'était attiré cette verte réponse de sa pensionnaire :
--- " Laissez-moi tranquille; pour les vieux farceurs qui ont retenu des places la vérité historique, c'est mes jambes !"
--- L'avocat de Mlle Eva Sarcy avait fait du reste très spirituellement le procès de la vérité historique au théâtre, en disant précisément au sujet d'Hérodiade :
---- " La vérité historique ! je reconnais qu'elle commande la suppression du tutu. Elle exige aussi la suppression de la danseuse. Elle exige aussi la suppression de la musique, car Hérode, Hérodiade et Salomé s'émouvaient, aimaient et se tuaient sans accords de cuivres et sans airs de violons. Supprimons aussi le livret, car ils ne parlaient pas en vers; supprimons même la prose, car Hébreux, Éthiopiens, Nubiens et Romains ne peuvent sans mépris de l'histoire, parler français. Et ces soldats romains ! ---- Dans l'opéra ils n'ont pas même des vrais Romains conservé le sexe. Ce sont des femmes qui composent votre armée romaine.Leur vêtement est fait d'un morceau de pourpoint jeté sur l'épaule et d'une légère gaze pour tout bouclier. Et la foule ? Croyez-vous qu'elle parlait ainsi à Jérusalem:
----------------------------Nos chevaux ont des ailes
----------------------------Comme les sauterelles
----------------------------Des rives du Jourdain.

---- Cette comparaison est-elle bien dans la vérité historique ? "
Alors que chez nous le tutu est sérieusement menacé par les directeurs et surtout par les compositeurs de musique qui le déclarent absurde, quelques-uns vont même jusqu'à le traiter d'inconvenant et c'est avec le fisc qu'il a maille à partir en Autriche.
L'impôt sur le revenu étant dans le royaume de François-Joseph basé sur les signes extérieurs de la fortune, les agents du fisc ont fini par s'apercevoir qu'il y avait une différence entre les gages des demoiselles de la danse, lesquels gages ne dépassent guère 30 florins, soit 60 francs par mois et leur train de vie comportant parfois hôtel particulier, chevaux, voitures, diamants et toilettes à l'avenant.
--- Estimant qu'il serait trop indiscret de leur demander d'où elles tiraient les revenus qu'elles n'avaient pas, le fisc s'est contenté de prendre pour base de leur contribution de quadruple de leur loyer.
--- Cet impôt sur les tutus a tout d'abord plongé le monde de la danse dans la consternation.
---- Il eût été vraiment pénible de voir tant de jolis yeux verser des larmes, aussi les consolateurs ne manquèrent pas aux prêtresses de Terpsichore qui furent bientôt en mesure de répondre à leurs persécuteurs :
" Flûte pour l'impôt : ce n'est pas nous qui le paierons !"
---- C'est vraisemblablement pour se précautionner contre les avaries de l'avenir que les danseuses de théâtres de Paris viennent se syndiquer.
---- Le tutu a fait officiellement son entrée en Bourse du travail sous la dénomination de " Syndicat des Artistes Chorégraphiques ".
Voila un syndicat qui aura sur beaucoup d'autres un immense avantage : on y saura toujours sur quel pied danser.
----Pourvu que le syndicat des tutus ne s'avise pas de fusionner avec la " Ligue des abus contre la vertu ", dont les statuts seront incessamment publiés.
C'est pour le coup qu'on pourrait dire : Tutu… Turlututu !
--------------------------------------------------------------------------------------Pierre Bataille


   

On en parle encore 30 ans après !!

Il y à 30 ans Les frères Isola exigeaient déjà la vérité du costume.

Cette audace leur valut un procès retentissant dont tout Paris fit des gorges chaudes

--- « J’ai tenu dans mes mains un vrai, un authentique « tutu ». Cet objet ravissant se compose de trois jupons montés sur une seule ceinture :
-------1° Le jupon de dessous, retenu par de gros plis autour des cuisses ;
-------2° Le jupon intermédiaire, qui est fixé par des points sur le premier ;
-------3° Enfin, le jupon extérieur qui forme une jupe.
Tel est le simple vêtement qui permet aux danseuses de demeurer décentes et chastes sous le traditionnel maillot rose…
»
-----Ce n’est pas ces mots qu’il y a trente ans Maître Chenu commençait devant la 7eme chambre du tribunal civil, sa plaidoirie en faveur du « tutu », dont l’existence se trouvait menacée de par la volonté des frères Isola ! Puis, Maître Chenu prit un temps, lissa sa barbe qu’il portait longue et, foudroyant du regard Maître Clunet, son adversaire, ouvrit sa serviette et, à bout de bras tendit au tribunal un chiffon de mousseline blanche.
---- Est-ce à cause de tout ce qu’il évoquait… mais le « tutu » gagna la partie. Le président Gillet donna raison à Eva Sarcy qui, refusant de danser sans cet accessoire, avait rompu le contrat qui la liait avec MM. Isola frères, directeurs de la Gaîté-Lyrique.
---- Les frères Isola, entre deux tours de prestidigitation, ont bien voulu évoquer pour nous ce procès :
---- « En 1903, Mlle Eva Sarcy, qui était alors une petite brune aux formes gracieuses et qui dansait fort honnêtement ; était engagée par nous comme danseuse-étoile pour créer Hérodiade, en compagnie de la grande Emme Calvé et du célèbre baryton Renaud.
---- Tout alla bien jusqu’à la veille de la répétition dite des couturières ; mais lorsqu’au moment de répéter en costumes on tendit à Eva Sarcy les voiles légers qui devaient flotter autour de ses formes, la danseuse se fâcha tout rouge :
- Je veux aussi mon « tutu ». Je suis danseuse-étoile et j’ai droit au « tutu ».
- Tttu, ttu, tu… fit simplement Vincent cependant qu’Emile expliquait :
- Vous ne pouvez danser un ballet égyptien, affublée d’un oripeau qui fut importé d’Italie au XIIIe siècle ! »
--- Eva Sarcy quitta la scène, rompit son contrat et fut remplacée au pied levé par une jolie fille potelée : Julia Petit.
Massenet piqua une crise de nerfs.
- Pendant que nous nous arrachions les cheveux, poursuivent les frères Isola, les journalistes de l’époque se frottaient les mains : quel beau sujet de papiers !
Catulle Mendès, volant au secours des directeurs de la Gaîté-Lyrique, écrivit une chronique intitulée : Le tutu tue tout.
Calmette, Willy, chacun voulut dire son mot…
Le procès fut renvoyé trois fois… Finalement, les frères Isola le perdirent.
Mais le « tutu » vainqueur sortit ridiculiser de l’aventure. Il ne s’en jamais complètement remis.
-----------------------------------------------------------------------Jean DEBIA (Paris-Midi)

     

Un jeu de l'oie renommé "jeu du tutu" où les frères Isola occupent la case 15.
Voir le jeu du tutu
 

 

 

Voir le dossier recueil d'articles de presse chez Gallica riche de détails.