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Danseuses,
Tutus et variations
du journal du dimanche (11 juin 1905) : Quelques
vérités historiques sur l'usage du tutu
--- Jadis,
mesdames les danseuses classiques, ne sortaient guère du domaine
de l'Opéra; mais elles envahissent peu à peu le monde, tout
le monde : l'autre semaine, elles fournissaient, à M. Pierre
Soulaine, le sujet de sa charmante comédie de l'Odéon,
La Variation, où les danseuses sont si gracieusement
représentées par Mlles Toutain et Carlier;
et les voici qui envahissent le Palais pour y trancher la grave question
du tutu.
Ne riez pas : cela est très grave; et la plupart des danseuses
en font un point d'honneur.
Vous avez certainement dû voir de quelle façon la question
se pose devant la cour ? Soit dit entre parenthèses, ces Messieurs
des diverses Cours ne doivent pas s'ennuyer ! Avec la manie d'exactitude,
de reconstitution, de notre époque, ils ne peuvent pas juger le
cas de Mlle Randal, morte au courant du saut périlleux
qu'elle faisait dans le tourbillon de la mort, on leur a installé,
devant le Tribunal une réduction de l'appareil, avec une petite
automobile et un petit mannequin représentant la fameuse expérience.
Ils ont conclu, du reste, que la mort de Mlle Randal avait très
bien pu ne pas se produire par suite de l'expérience, et l'on a
acquitté tous les prévenus.
--- Quelle décision vont-ils prendre
dans cette question du tutu ? Et vont-ils faire venir devant eux le corps
de ballet de l'Opéra, celui de l'Opéra-Comique et celui
encore plus nombreux et plus varié des music-halls ?
--- Une danseuse étoile cause tout
ce tapage.
---
Et d'abord, qu'est-ce qu'une danseuse étoile?
--- Il faut bien se pénétrer
de tous les détails d'une chose avant d'oser se permettre de l'apprécier.
Lorsqu'une fillette est admise à L'Académie nationale de
Musique, dans le corps de ballet, elle n'est d'abord qu'un petit rat;
quand elle sait suffisamment danser et marcher et peut figurer honorablement
en scène, on l'admet dans un quadrille ; après
quoi, elle devient choryphée, c'est-à-dire capable
de marcher ou de danser en tête d'une petite troupe; puis sujet…
enfin premier sujet… et la plupart s'arrêtent là; c'est
quelque chose comme le grade de colonel . Au dessus, il y a le grade suprême
; étoile !
Or, Mlle Sarcy qui était premier sujet à
l'Opéra, a dansé comme étoile à la Monnaie,
à Nice et à Moscou; et elle fut engagée à
la Gaieté par les frères Isola comme étoile
: elle avait danse dans le ballet d'Hérodiade.
---
Mais quelle ne fut pas sa stupéfaction, lorsqu'elle se présenta
chez le costumier de la Gaieté et qu'on lui apprit que sa variation,
cela s'appelle ainsi, dans Hérodiade devait être dansée
avec une jupe de gaze lamée, tombant jusqu'aux genoux et une dalmatique
allant jusqu'aux pieds ! Elle devait en outre, porter un chapeau et un
sabre.
--- Aussitôt Mlle Sarcy
entra dans la plus violente indignation. La prenait-on donc pour une mine
ou un travesti, ou une danseuse de caractères ? Oubliait-on quelle
était danseuse noble… Et les danseuses nobles ne dansent
qu'avec cette légendaire petite jupe de mousseline, que vous connaissez
tous et qui s'appelle le tutu.
--- Vainement ses directeurs voulurent lui
faire observer qu'il était bien difficile d'habiller ce tutu, d'invention
si récente une danseuse qui avait occupé une place si considérable
et si connue au temps des Romains ; vainement lui fit-on observer que
ce tutu serait tout à fait anachronique dans le décor de
Jérusalem… Elle répondit assez finement qu'on lui
imposait un costume tout aussi anachronique, puisque, pour cette danseuse
juive, on lui offrait une dalmatique égyptienne, un bonnet persan
et un sabre qui était hongrois !
--- Toutefois, afin de prouver sa bonne volonté,
elle essaya de danser ainsi vêtue, mais se trouva si maladroite
sous cet affublement, qu'elle réclama son droit de danseuse noble
de paraître en tutu devant le public. Ses directeurs le lui refusèrent,
elle rompit son engagement; et le procés s'est engagé entre
elle et MM. Isola.
--- Aussitôt et suivant l'usage, on
demanda l'avis des dames compétentes : Mmes Rosita
Maury, Subra, Carlotta Zambelli,
Lobstein, Petit; ces deux dernières
sont premiers sujets; on consulta aussi les danseuses de caractères,
Mlles Louise Mante et Mathilde Salle,
qui affirmèrent, aussi bien que les danseuses-étoiles, que
les danseuses nobles ne sauraient danser qu'en tutu. C'est aussi l'avis
de la directrice de la danse de l'Opéra, Mlle Rhéodore.
--- On ne consulta pas que les danseuses,
on s'adressa à des profanes et des dilettantes comme MM. Catulle
Mendès, Ludovic Halévy, Schneider
… Les avis chez ces messieurs furent assez partagés : les
uns trouvaient que les frères Isola avaient raison,
et au nom de la couleur locale, ils affirmaient qu'on ne pouvait pas laisser
danser le ballet d' Hérodiade avec un tutu. D'autres demandaient
une réforme, au nom du bon sens, mais reconnaissaient toutefois
que le contrat passé entre Mlle Sarcy et MM. Isola
l'avait été sous le régime de la tradition et que
Mlle Sarcy était absolument en droit de ne danser qu'en tutu.
--- L'auteur du livret d' Hérodiade,
M. Millet, demandait naturellement que le tutu fût
supprimé au nom de la vérité historique; mais l'avocat
de Mlle Sarcy, Maître Chenu, lui a répondu,
avec cette ironie qui fait souvent la joie du Palais
--- " La vérité
historique ! Je reconnais qu'elle commande la suppression du tutu. Elle
exige aussi la suppression de la danseuse. Elle exige la suppression de
la musique, car Hérode, Hérodiade et Salomé s'émouvaient,
aimaient et se tuaient sans accords de cuivre et sans airs de violons.
Supprimons aussi le livret, car ils ne parlaient pas en vers ; supprimons
même la prose, car Hébreux, Éthiopiens, Nubiens et
Romains ne peuvent sans mépris de l'histoire, parler français.
Et ces soldats romains ! Dans l'Opéra ils n'ont pas même
des vrais Romains conservé le sexe. Ce sont des femmes qui composent
votre armée romaine. Leur vêtement est fait d'un morceau
de propre jeté sur l'épaule et d'une légère
gaze pour tout bouclier. Et la foule ? Croyez-vous qu'elle parlait ainsi
à Jérusalem:
Nos chevaux ont des ailes
Comme les sauterelles
Des rires du Jourdain
" Cette comparaison est-elle bien dans la vérité
historique ? "
--- Cette ironie est du reste, pleine de
bon sens, aussi ; et il est bien évident que Mlle Sarcy n'a pas
absolument tort, si MM. Isola n'ont pas tout à fait raison. Ils
auraient dû prévoir le cas, en signant avec Mlle Sarcy et
toute difficulté eût été évitée,
ce qui eût été fort dommage, car nous n'aurions pas
eu ce procès, qui nous amène à faire une petite incursion
dans ce domaine charmant de la danse.
--- On a toujours prodigieusement aimé
la danse par tous pays, en France et surtout à Paris. Il fut même
un siècle où l'on se serait battu à Paris pour une
danseuse. Rappelez-vous la querelle entre Vestris et
Duport : ce fut presque aussi grave que la querelle de
des Glüskistesi et des Piccinistes, dont nous vous parlions à
propos d'Armide.
--- Louis XIV était très féru
de danse et se fit plusieurs fois une joie de figurer dans des ballets.
On cite aussi le fameux philosophe Helvétius, homme habituellement
grave, pour qui la danse était bien le plus délicieux des
sports, à tel point qu'il dansa plusieurs fois sur le théâtre
de l'Opéra avec un masque sur son visage. Qu'aurait dit le public,
si enthousiaste des encyclopédistes, s'il avait su qu'un de ses
écrivains favoris faisait son meilleur passe-temps de figurer dans
les corps de ballet !
--- A cette époque, le tutu n'existait
pas, et les danseuses ne portaient même pas de maillot ; mais, à
la suite de quelques chutes fâcheuses, qui avaient provoqué
les éclats de rire les plus irrévérencieux du parterre,
on obligea toute femme dansant sur un théâtre à porter
( je cite dans le texte) : "un caleçon de tricot
"; mais bien vite, ce mot trop ordinaire était remplacé
par celui de maillot.
--- Cela ne suffit pas à la Restauration,
où s'ébauchait déjà la modestie du règne
de Louis-Philippe ; et un des ministres de Charles X ordonna d'allonger
les jupes des danseuses. Au même moment le roi de Naples, ordonnait
que toutes les danseuses porteraient sous leur robe de gaze un jupon d'étoffe
verte, dont l'effet était du reste déplorable !
--- Mais vers la fin du règne de Louis-Philippe,
et surtout au commencement de l'Empire, les robes des danseuses s'écourtèrent
; et il fut admis qu'elles n'auraient désormais autour de la taille
que ce petit nuage de mousseline, auquel nous étions si bien habitués,
que nous ne nous étonnions pas jamais, au milieu des ballets les
plus pittoresques, les plus historiques, de voir apparaître une
partie des danseuses en tutu. C'était quelque chose comme les anges
de la danse, qui échappaient à toute critique, à
tout costume rationnel. Et j'ai entendu, plus d'une fois, le public, quand
on lui offrait des ballets où n'apparaissaient pas de danseuses
dans ce costume classique, se figurer qu'on lui avait offert quelque chose
d'incomplet.
---
Les jambes pour les danseuses, tout est là ! La danse, en
effet, la plupart du temps, abîme un peu leur poitrine, déforme
leur taille, et toute leur beauté professionnelle, réside
dans la grâce, la vigueur, l'esprit, car elles peuvent en avoir,
de leur jambes; et une des meilleures preuves qu'on puisse en donner est
la façon dont la Guimart voulut paraître pour la dernière
fois en public. Elle avait alors soixante-quatre ans et se montrait dans
une représentation spéciale. Le public qui l'avait tant
adorée était nombreux, impatient de la voir, de l'applaudir
;mais il eut une petite déception quand la toile se leva, car elle
s'arrêta à un mètre des planches, c'est-à-dire
dissimulant le buste de Guimart, qui était déjà en
scène. Elle n'avait pas voulu montrer sa figure trop ridée,
ni sa poitrine trop vieille : elle ne montrait au public que ses jambes
et elle fut applaudie fiévreusement.
JEAN D'ALBIGNAC
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L'acte
de jugement apparaît dans LA FRANCE JUD ICIAIRE de 1905.
source
Gallica
Tribunal
de la Seine (VII ème Ch.). 2 juin 1905
THÉATRE . — DANSEUSE-ÉTOILE. — ENGAGEMENT. —
DÉFAUT DE STIPULATIONS FORMELLES. - COSTUME TRADITIONNEL.
--- A défaut
de stipulations précises et formelles dans son contrat d'engagement,
une danseuse-étoile ne saurait être tenue de se présenter
sur la scène autrement que dans le costume traditionnel.
(Isola C. Mlle Sarcy).
----Attendu que la demoiselle Heva
Sarcy a assigné les frères Isola
aux fins de voir résilier à leurs torts et griefs l'engagement
contracté entre eux et dont il sera parlé ci-après,
et se voir, en outre, condamner à lui payer la somme de 1.200 fr.,
montant du dédommagement prévu en cas de résiliation
;
---Attendu que, de leur coté, les
frères Isola demandent que la résiliation soit prononcée
aux torts de la demoiselle Sarcy, laquelle devra être condamnée
à leur payer le montant du dédit stipulé ;
---Attendu que, vu la connexité, il
y a lieu de joindre les deux instances pour y être statué
par un seul jugement; Attendu que, suivant, acte sous seings privés
en date du 30 septembre 1903, lequel sera enregistré en même
temps que le présent jugement, les frères Isola, alors directeurs
du théâtre de la Gaîté, à Paris, engagèrent
la demoiselle Sarcy comme première danseuse-étoile,
pour la saison d'opéra 1903-1904, au prix de 400 fr. par mois,
avec dédit de 1.200 fr. ;
---Attendu que, dans la pièce d'Hérodiade
(musique de Massenet et paroles de P.
Millet), la demoiselle Sarcy, qui avait répété
son rôle pendant, plusieurs jours, refusa, à la veille de
la représentation publique, de paraître en scène ;
Attendu que l'artiste, prenant son rôle au sérieux, ne crut
pas devoir se plier, dans l'intérêt de son art, aux exigences
qui, d'après elle, y portaient atteinte; qu'elle explique qu'engagée
pour danser dans Hérodiade,
opéra biblique, elle ne pouvait, elle première danseuse-étoile,
se présenter sur la scène qu'en «tutu» qui est
la petite jupe en gaze que l'on sait, et non dans le costume, qu'on voulait
lui imposer et qui comportait une dalmatique, un bonnet persan et un sabre;
---Attendu que les frères
Isola opposent que c'était, là le costume de l'époque,
qui remonte au commencement de l'ère chrétienne; qu'il importait
que la vérité historique fût respectée pour
que l'illusion du spectateur lui complète;
Attendu que, sans doute, il y aurait à tous égards intérêt
à ce que la vérité historique et la couleur locale
ne fussent pas méconnues ;
---Mais, attendu qu'il convient de remarquer
qu'appliquées au théâtre, elles ne sont jamais rigoureusement
observées; que tout, dans les représentations théâtrales,
est plus ou moins faux; qu'en général, la préoccupation
des accessoires touche peu le public, qui ne se soucie pas beaucoup de
savoir si les costumes qui été reproduits d'après
des documents de l'époque et sont bien conformes à ceux
portés par Hérodiade, Salomé, Jean, ou, pour mieux
dire, saint Jean-Baptiste, ainsi que parles esclaves nubiennes, babyloniennes
et phéniciennes qui dansent sous les yeux d'Hérode;
---Attendu, toutefois, que les considérations
qui précèdent seraient de nulle valeur si l'acte d'engagement
de la demoiselle Sarcy portait, à l'égard du costume, des
stipulations précises et formelles;
Qu'il importe donc d'assigner à cet acte sa véritable portée;
---Attendu qu'aux fermes des articles 1156
et 1162 du code civil, on doit, dans les conventions, rechercher quelle
a été la commune intention des parties contractantes; que,
dans le doute, la convention s'interprète contre celui qui a stipulé
et en faveur de celui qui a contracté l'obligation ;
---Attendu que la convention du 30 septembre
1903 se borne à quelques mentions vagues sur les coutumes, sans
les spécifier, et n'indique nullement quel sera celui de la première
étoile dans Hérodiade :
Qu'il y a tout au moins doute sur la véritable intention des parties,
ce qui suffirait pour donner raison à la demoiselle Sarcy:
Mais, attendu que ce doute même se dissipe à la lumière
de la tradition et des précédents
---Attendu, en effet, que, des débats
et des documents de la cause, il résulte la preuve que le prétendu
costume de l'époque qu'on a voulu imposer à la demoiselle
Sarcy n'avait point été jusqu'alors, sur les différentes
scènes ou théâtres de France, revêtu dans Hérodiade
par la danseuse-étoile; que, de plus, la même Heva Sarcy,
au théâtre de Bordeaux et dans Hérodiade, s'est présentée
sur la scène en « tutu » et non en robe longue:
---Qu'enfin, et c'est là le point
essentiel, le « tutu » est le costume traditionnel de la danseuse-étoile
;
---Attendu que la continuité persistante
de cette tradition n'est pas contredite par les déclarations versées
aux débats par les frères Isola et émanant d'auteurs,
compositeurs, directeurs de théâtres et autres; que ceux-ci,
tout en regrettant la tradition dont s'agit, ne font que la confirmer;
---Attendu que, dans ces conditions, il appartenait,
aux frères Isola de bien stipuler qu'il y serait dérogé;
que, ne l'ayant pas fait, ils ne sauraient prétendre que la demoiselle
Sarcy avait l'obligation d'accepter le costume qui lui était indiqué;
---Attendu, dès lors, que celle-ci
est fondée dans sa demande en résiliation du contrat, et
en paiement, de la somme de 1.200 fr., montant du dédit ;
Que le fait par elle d'avoir assisté aux répétitions
et d'avoir essayé la dalmatique qu'on lui destinait ne saurait,
être retenu comme une fin de non-recevoir de sa demande; qu'il est
tout au plus de nature à démontrer que la demoiselle Sarcy
a mis de la bonne volonté jusqu'à la dernière heure,
et que ce ne fut qu'après avoir constaté qu'il lui était
impossible de se livrer en jupe longue aux exercices de son art qu'elle
déclara renoncer à son rôle;
Attendu que, par voie de conséquence, il n'échet d'accueillir
la demande des frères Isola; — PAR CES MOTIFS.
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source Gallica
: Le tutu a triomphé
La décision de justice
ci-dessus résumée par le Journal du Dimanche du 11 juin
1905
--- Cette
grave question vient d'être jugée par la 7e Chambre, que
présidait M. Ucciani, qui a consacré juridiquement les droits
du tutu, malgré la réplique de Me Clunet,
avocat de MM. Isola à Me Chenu avocat de Mlle
Sarcy. Voici les principaux attendus du jugement:
--- «... Attendu que dans la pièce
d'Hérodiade la demoiselle Sarcy, qui avait répété
le rôle pendant plusieurs jours refusa, à la veille de la
représentation publique, de paraître en scène ; que
l'artiste, prenant son rôle au sérieux, ne crut pas devoir
se plier, dans l'intérêt de son art, aux exigences qui, d'après
elle, y portaient atteinte ; qu'elle explique que, engagée pour
danser dans Hérodiade, opéra biblique, elle ne pouvait,
elle, première danseuse étoile, se présenter sur
la scène qu'en tutu, qui est la petite jupe en gaze que l'on sait,
et non dans le costume qu'on voulait lui imposer et qui comportait une
dalmatique, un bonnet persan et un sabre;
--- « Attendu que les frères
Isola opposent que c'était là le costume
de l'époque, qui remonte au commencement de l'ère chrétienne
; qu'il importait que la vérité historique fût respectée
pour que l'illusion des spectateurs fut complète ;
--- « Attendu que sans doute il y aurait
intérêt à ce que la vérité historique
et la couleur locale ne fussent pas méconnues ;
---- « Mais attendu qu'il convient
de remarquer qu'appliquées au théâtre elles ne sont
jamais rigoureusement observées; que tout, dans les représentations
théâtrales, est plus ou moins faux ; qu'en général
la préoccupation des accessoires touche peu le public, qui ne se
soucie pas beaucoup de savoir si les costumes ont été reproduits
d'après les documents de l'époque et sont bien conformes
à ceux portés par Hérodiade, Salomé, Jean,
ou pour mieux dire, saint Jean-Baptiste, ainsi que par les esclaves nubiennes,
babyloniennes et phéniciennes, qui dansent sous les yeux d'Hérode;
--- « Attendu, toutefois, que les considérations
qui précèdent seraient de nulle valeurs: l'acte d'engagement
de la demoiselle Sarcy portait, à l'égard du costume, des
stipulations précises et formelles. »
--- Conséquemment, le traité
a été résilié aux torts de MM. Isola frères
; qui sont condamnés à payer le montant du crédit
à Mlle Sarcy s'élevant à 2.000 francs.
--------------------------------------------------------------------------------------------L'INTIMÉ.
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Les
Tribulations du Tutu vu par
« Le PASSE-TEMPS ET LE PARTERRE REUNIS »
du dimanche 15 octobre 1905
--- On s’occupe
beaucoup du tutu depuis quelque temps : peut- être s’en occupe-t-on
trop.
---- Alors que tout change et se transforme,
il est cependant permis de trouver étrange le refus obstiné
de la ballerine à modifier en quoique ce soit son classique costume.
Costume bien sommaire, en effet, puisqu’il se compose invariablement
d’un maillot de soie, d’un corset, d’une paire de chaussons
et de cinq petits jupons de gaze ou de mousseline constituant le tutu
auquel il faut se garder de toucher, paraît-il sous peine de voir
surgir les pires calamités.
--- Tutu il est, tutu il restera!
s'écrient en chœur les demoiselles du corps de ballet. Le
jour où l'on s'avisera d'y porter une main sacrilège, il
faudra renoncer à jamais aux développés aux fouettés,
aux ballonnés, à tout ce qui touche au culte sacré
de la grâce et de la beauté et dans le rythme.
--- Auriez-vous jamais supposé que
l'art de la danse était aussi intimement lié à ce
costume extra-léger qu'un mythologue fervent pourrait avec raison
comparer aux ailes du Zéphyre, puisque son poids total, je dois
ce détail à l'indiscrétion d'une habilleuse, ne dépasse
pas 76 grammes.
----
Qui ne se rappelle les démêlés d'Eva
Sarcy avec les frères Isola qui l'ayant
engagée comme danseuse-étoile, voulaient la faire danser
dans le ballet "Hérodiade" avec une jupe de gaze lamée
tombant jusqu'aux genoux et une dalmatique allant jusqu'aux pieds.
---- Les frères Isola rêvaient
de couleur locale et prétendaient qu'au temps d'Hérode,
les danseuses ne portaient pas le tutu.
---- Les historiens les mieux renseignés
ayant oublié de fixer ce point délicat, les juges, pour
sortir d'embarras, décidèrent "qu'une danseuse-étoile
ne pouvait être contrainte de danser dans un costume autre que la
classique jupe courte de tarlatane, le tutu et le maillot laissant aux
jambes leur entière liberté."
----Thémis de sa victoire, le tutu
est devenu arrogant: les directeurs sont à chaque instant obligés
de compter avec les prétentions de celle qui le portent.
Ne citait-on pas récemment le cas d'un imprésario qui invoquant
la vérité historique, voulait absolument allonger la jupe
d'une de ses ballerines et s'était attiré cette verte réponse
de sa pensionnaire :
--- " Laissez-moi tranquille; pour les
vieux farceurs qui ont retenu des places la vérité historique,
c'est mes jambes !"
--- L'avocat de Mlle Eva Sarcy avait fait
du reste très spirituellement le procès de la vérité
historique au théâtre, en disant précisément
au sujet d'Hérodiade :
----
" La vérité historique
! je reconnais qu'elle commande la suppression du tutu. Elle exige aussi
la suppression de la danseuse. Elle exige aussi la suppression de la musique,
car Hérode, Hérodiade et Salomé s'émouvaient,
aimaient et se tuaient sans accords de cuivres et sans airs de violons.
Supprimons aussi le livret, car ils ne parlaient pas en vers; supprimons
même la prose, car Hébreux, Éthiopiens, Nubiens et
Romains ne peuvent sans mépris de l'histoire, parler français.
Et ces soldats romains ! ---- Dans
l'opéra ils n'ont pas
même des vrais Romains conservé le sexe. Ce sont des femmes
qui composent votre armée romaine.Leur vêtement
est fait d'un morceau de pourpoint jeté sur l'épaule et
d'une légère gaze pour tout bouclier. Et la foule ? Croyez-vous
qu'elle parlait ainsi à Jérusalem:
----------------------------Nos
chevaux ont des ailes
----------------------------Comme les sauterelles
----------------------------Des rives du
Jourdain.
---- Cette comparaison est-elle bien dans
la vérité historique ? "
Alors que chez nous le tutu est sérieusement menacé par
les directeurs et surtout par les compositeurs de musique qui le déclarent
absurde, quelques-uns vont même jusqu'à le traiter d'inconvenant
et c'est avec le fisc qu'il a maille à partir en Autriche.
L'impôt sur le revenu étant dans le royaume de François-Joseph
basé sur les signes extérieurs de la fortune, les agents
du fisc ont fini par s'apercevoir qu'il y avait une différence
entre les gages des demoiselles de la danse, lesquels gages ne dépassent
guère 30 florins, soit 60 francs par mois et leur train de vie
comportant parfois hôtel particulier, chevaux, voitures, diamants
et toilettes à l'avenant.
--- Estimant qu'il serait trop indiscret
de leur demander d'où elles tiraient les revenus qu'elles n'avaient
pas, le fisc s'est contenté de prendre pour base de leur contribution
de quadruple de leur loyer.
--- Cet impôt sur les tutus a tout
d'abord plongé le monde de la danse dans la consternation.
---- Il eût été vraiment
pénible de voir tant de jolis yeux verser des larmes, aussi les
consolateurs ne manquèrent pas aux prêtresses de Terpsichore
qui furent bientôt en mesure de répondre à leurs persécuteurs
:
" Flûte pour l'impôt : ce n'est pas nous qui le paierons
!"
---- C'est vraisemblablement pour se précautionner
contre les avaries de l'avenir que les danseuses de théâtres
de Paris viennent se syndiquer.
----
Le tutu a fait officiellement son entrée en Bourse du travail
sous la dénomination de " Syndicat des Artistes Chorégraphiques
".
Voila un syndicat qui aura sur beaucoup d'autres un immense avantage :
on y saura toujours sur quel pied danser.
----Pourvu que le syndicat des tutus ne s'avise
pas de fusionner avec la " Ligue des abus contre la vertu ",
dont les statuts seront incessamment publiés.
C'est pour le coup qu'on pourrait dire : Tutu… Turlututu
!
--------------------------------------------------------------------------------------Pierre
Bataille
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On en parle encore
30 ans après !!
Il y à 30 ans Les frères
Isola exigeaient déjà la vérité du costume.
Cette audace leur valut un procès retentissant
dont tout Paris fit des gorges chaudes
--- «
J’ai tenu dans mes mains un vrai, un authentique « tutu
». Cet objet ravissant se compose de trois jupons montés
sur une seule ceinture :
-------1° Le jupon de dessous, retenu
par de gros plis autour des cuisses ;
-------2° Le jupon intermédiaire,
qui est fixé par des points sur le premier ;
-------3° Enfin, le jupon extérieur
qui forme une jupe.
Tel est le simple vêtement qui permet aux danseuses de demeurer
décentes et chastes sous le traditionnel maillot rose…
»
-----Ce n’est pas ces mots qu’il
y a trente ans Maître Chenu commençait devant
la 7eme chambre du tribunal civil, sa plaidoirie en faveur du «
tutu », dont l’existence se trouvait menacée de par
la volonté des frères Isola ! Puis, Maître
Chenu prit un temps, lissa sa barbe qu’il portait longue et, foudroyant
du regard Maître Clunet, son adversaire, ouvrit sa serviette et,
à bout de bras tendit au tribunal un chiffon de mousseline blanche.
---- Est-ce à cause de tout ce qu’il
évoquait… mais le « tutu » gagna la partie. Le
président Gillet donna raison à Eva
Sarcy qui, refusant de danser sans cet accessoire, avait rompu
le contrat qui la liait avec MM. Isola frères, directeurs de la
Gaîté-Lyrique.
---- Les frères Isola, entre deux
tours de prestidigitation, ont bien voulu évoquer pour nous ce
procès :
---- « En 1903, Mlle Eva Sarcy,
qui était alors une petite brune aux formes gracieuses et qui dansait
fort honnêtement ; était engagée par nous comme danseuse-étoile
pour créer Hérodiade, en compagnie de la grande Emme Calvé
et du célèbre baryton Renaud.
---- Tout alla bien jusqu’à
la veille de la répétition dite des couturières ;
mais lorsqu’au moment de répéter en costumes on tendit
à Eva Sarcy les voiles légers qui devaient flotter autour
de ses formes, la danseuse se fâcha tout rouge :
- Je veux aussi mon « tutu ». Je suis danseuse-étoile
et j’ai droit au « tutu ».
- Tttu, ttu, tu… fit simplement Vincent cependant qu’Emile
expliquait :
- Vous ne pouvez danser un ballet égyptien, affublée
d’un oripeau qui fut importé d’Italie au XIIIe siècle
! »
--- Eva Sarcy quitta la scène, rompit
son contrat et fut remplacée au pied levé par une jolie
fille potelée : Julia Petit.
Massenet piqua une crise de nerfs.
-
Pendant que nous nous arrachions les cheveux, poursuivent les frères
Isola, les journalistes de l’époque se frottaient
les mains : quel beau sujet de papiers !
Catulle Mendès, volant au secours des directeurs
de la Gaîté-Lyrique, écrivit une chronique intitulée
: Le tutu tue tout.
Calmette, Willy, chacun voulut dire
son mot…
Le procès fut renvoyé trois fois… Finalement, les
frères Isola le perdirent.
Mais le « tutu » vainqueur sortit ridiculiser de l’aventure.
Il ne s’en jamais complètement remis.
-----------------------------------------------------------------------Jean
DEBIA (Paris-Midi)
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