Journal : « Les hommes du jour: Les frères ISOLA »
du 6/12/1913

Les Isola sont les frères siamois de la fortune et de la gloire. On ne saurait parler d'Emile ou de Vincent tout seul, on parle des deux à la fois dont les destinées sont inséparables. Et on rend, avec juste raison, hommage à leurs tenaces et industrieuses qualités.
A présent qu'ils sont parvenus à la situation culminante à laquelle ils pouvaient prétendre, puisque dans quelques mois, dans quelques jours peut-être, ils prendront possession de la direction de l'Opéra-comique, examinons quels sont les qualités et les défauts qu'ils ont montrés dans leur existence passée, comment celles-ci et ceux-là peuvent les servir et les desservir dans l'avenir pour accomplir la tâche artistique qui leur incombe.
Etant donné qu'ils vont avoir à diriger le second théâtre lyrique français, toute une partie — et non la moins importante — d'un art leur devient subordonnée. A dire vrai, nous ne voyons pas qu'ils en soient très dignes. Nous ne pensons pas, en effet, que d'importantes et solides études musicales aient, depuis 'longtemps, préparé les frères Isola à faire un choix motivé dans les productions des jeunes et vieux maîtres contemporains qu'ils auront pour mission de servir. L'état des choses est tel, dans notre harmonieuse société capitaliste, que les commerçants parviennent à-avoir la mainmise sur les choses qui leur sont le plus étrangères.

La terrible boutade de Beaumarchais est encore d'une effrayante actualité: « II fallait un calculateur, ce fut un danseur qui obtint l'emploi. » A l’Opéra-Comique, il semble qu'il aurait fallu un musicien. Ce sera deux prestidigitateurs qu'on y mettra !

Les Parisiens qui fréquentèrent, il y a une vingtaine d'années, l'élégant-petit Théâtre des Capucines, se rappellent certainement des séances de prestidigitation qu'y donnaient les deux Isola. C'était à l'époque héroïque de leur vie. Ils venaient de passer par toutes les péripéties des jours hasardeux et sans faste auxquels se trouvent assujettis, ceux qui vont délibérément vers la magique ou tragique aventure. Ils sont pleins de rêves charmants que l'avenir se chargera de démentir ou de réaliser. Les frères Isola venaient donc se fixer au Théâtre des Capucines, après avoir erré de province en province où ils donnaient, ça et là, au hasard de leurs courses, sous un préau d'école, dans un amphithéâtre de lycée, dans une salle de mairie, soit à couvert, soit en plein vent, soit à dés adultes, soit à des enfants, de pauvres représentations dont la sorcellerie et la magie avec leur arsenal de tours puérils étaient le plus bel ornement. Confiants, tenaces, ils s'installèrent donc, vers leur trentième année, en plein Paris, sur les boulevards, faisant face, tant bien que mal, aux frais énormes qu'ils assumaient, plus riches d'espoirs que de pécune. Quelles surprises, heureuses ou malheureuses, allaient donc réserver à ces champions du risque-tout les heures qui allaient venir? Serait-ce l'ascension lente ou rapide, progressive ou heurtée, vers la notoriété opulente ou la débâcle commerciale?

Evidemment, les deux directeurs du petit Théâtre des Capucines étaient jeunes, enthousiastes, volontaires — obstinés mêmes — inébranlables dans leur foi, mystiques en quelque sorte, à leur manière, croyant, dur comme fer, en « leur étoile ». A. quelle race, à quelle secte, à quelle patrie appartiennent-ils? Nous n'en savons rien. S'ils revendiquent avec une certaine carrière—ou simplement avec un certain courage agréable à constater chez de semblables parvenus — leur passé de lutte, de misère, ils semblent mettre une coquetterie particulière à cacher leurs véritables origines. Peu importe, d'ailleurs.
Si nous nous plaisons à constater chez ces commerçants la plupart des qualités et des défauts Israélites, ce n'est pas pour les louer ou pour les critiquer de les avoir — vaine besogne -- mais par besoin de dire ce qui nous paraît être la vérité. Nous nous plaisons à rendre hommage au labeur entêté des
Isola qui devait justement les conduire à la réussite. A la réussite dans quoi? Nous aurions préféré sans doute que ce soit dans le commerce ou l'industrie mais non dans l'art, même dans cette forme d'art commercial qu'est l'exploitation d'un théâtre subventionné ou non.
Toutefois, les mérites personnels ne suffisent pas toujours. C'est une vérité que s’obstinent trop souvent à méconnaître les privilégiés à qui la fortune a souri. Et la chance, la divine chance est, pour la plupart d'entre eux, un des facteurs les plus puissants de ceux qui ont agi, à leur insu parfois, en leur faveur. Je vais tâcher de 1e prouver en ce qui touche, soit de près, soit de loin, aux frères Isola.
Je viens, justement, moi aussi, d'avoir la chance, la toute petite chance, ayant une étude à écrire sur les deux futurs directeurs de l'Opéra-comique, de rencontrer un vieil ami qui fut, à un moment précis de leur vie hasardée, un collaborateur obscur, involontaire, anonyme de leur succès. C'était au temps où les frères Isola venaient de s'installer aux Capucines. Ils donnaient, ce soir-là, une représentation à laquelle cet ami assistait par hasard. Entre autres tours, les deux prestidigitateurs devaient exécuter celui de la tente enchantée qui fut un de leurs plus réels succès. Il s'agissait d'employer la puissance des esprits divins ou infernaux pour enlever le veston à un spectateur placé sur la scène, ce veston, ayant été préalablement lié autour de son corps et le spectateur ayant été lié lui-même à une chaise. Auprès de celui-ci un des frères Isola également lié sur une chaise se tenait; une tente — la tente enchantée — descendait alors du cintre, sur les deux hommes, les esprits invoqués par l'autre frère, aux sons d'une musique infernale, opéraient l'extraordinaire miracle. En effet, le Spectateur invité à subir l'épreuve apparaissait, quand la tente se relevait, les yeux toujours bandés, ligoté sur sa chaise, mais sans veston. L'intervention subtile des esprits avait bien été efficace!...
Bien entendu, le spectateur était un habile compère qui jouait, chaque soir, la comédie de l'étonnement. Dès que la tente était abaissée sur lui et sur l'un des frères Isola, à l'aide d'une trappe un employé se hissait jusqu’ à eux, déliait prestement le compère, enlevait son veston, reficelait enfin l'homme en bras de chemise, sur son siège, après quoi il disparaissait, toujours à raide de la trappe. On relevait alors la tente au: cintre et le spectateur complaisant apparaissait au public, intact mais soulagé de son vêtement. C'était alors qu'on enlevait le bandeau de ses yeux et qu'il était surpris lui-même, affirmant n'avoir rien senti, de se trouver en bras de chemises.

Mais le soir dont il est question, le compère habituel n'eut pas le temps de se désigner. Dès que la question fut posée par le frère Isola qui avait pour mission d'appeler; les esprits et de les faire agir, face au public, mon ami se proposa. C'était un homme grand et fort qui se levait, qui se dirigeait sur la, scène. On devine-dans quel état d'esprit les deux frères Isola devaient être en voyant approcher, pour subir l'expérience, ce gaillard inconnu. On put lui objecter, avec une insistance maladroite, que l'épreuve était dangereuse pour un homme tel que lui, d'aspect sanguin. Il insista. On le lia donc devant tous sur sa chaise. On lui banda soigneusement les yeux. On installa aussi, de la même façon, l'autre frère Isola auprès de lui. Puis la tente enchantée s'abattit rapidement du cintre sur les deux hommes. Minute tragique pour Vincent Isola, tenace invocateur des tout-puissants esprits. Comment, comment, en quelques instants, pendant que la bacchanale hurlait. Auprès de lui, son frère pourrait-il convaincre de la supercherie te spectateur têtu!... Ce curieux, forcené était le plus indulgent des hommes. Dès que, sous la tente, Emile Isola, d'une, voix saccadée, Peut supplié de se laisser délier par l'aide sorti de ta trappe, dès qu'il eut représenté à quelle risée» à quelle raine» à quelle honte — à quelle débâcle enfin — il les entraînerait, son frère et lui, s'il dévoilait la vérité sur la naturelle puissance dès esprits, il eut pitié, il eut le sentiment de sa responsabilité dans la situation terrible qu'il créerait à ces deux pauvres bougres, et il céda. Abominable crime ou extrême candeur, il enleva lui-même son veston dès qu'il fut délié, puis se laissa sagement ligoter. Quel soupir.de soulagement dut pousser l'officiant quand la "tente fut relevée et qu'il aperçut l'irascible spectateur convaincu de son rôle de compère et continuant-à le jouer avec la plus complète et la plus touchante sérénité lorsqu'on lui eût débandé les yeux, lorsqu'il se vit» toujours lié. mais en feras de chemise, feignant la surprise et-même la stupeur, déclarant enfin qu'il n'avait rien senti du travail admirable des esprits ! Supposons un instant que les frères Isola aient eu affaire ce soir-là à un spectateur, absolument inflexible qui ait dévoilé la vérité, et imaginons ce qui se serait passé: l'hostilité, le chahut du public, l'obligation pour les deux frères Isola, de fuir, là débandade, la faillite, la misère, le retour à la vie courageuse mais errante et désordonnée des premiers temps, l'impossibilité absolue de revenu; travailler sous leur nom dans ce Paris où la gloire et le ridicule sont également prompts et fugaces... Qualités, qualités naturelles d'astuce, de courage, d'opiniâtreté; oui, sans doute.
Mais la chance, la chance, cette chance, ne fût-ce que d'un soir, d'une minute, sur laquelle se joue toute la partie de la vie, pourquoi ne la comptez-vous pas, biographes émérites des petits et des grands chefs?

Pour terminer, puisque nous avons cru démêler chez les Isola les qualités et les défauts qui sont à la base de leur tempérament, voyons à quoi ces qualités et ces défauts qui leur ont servi, non au point de vue commercial (ce qui est sans doute beaucoup pour eux mais peu pour nous, pour le public en général) mais au point de vue artistique. Sans doute, ils ont mené à bien les entreprises de concert ou de théâtre qu'ils ont dirigées. Et, quittant un petit théâtre pour un plus grand théâtre, les voilà maintenant directeurs de l'Ôpéra-Comique. Nous savons bien qu'ils respecteront les clauses du cahier des charges qui leur sont imposées, du moins .dans la mesure où tous les directeurs de théâtres subventionnés les respectent. Mais ce n'est pas tout. Qui les conseillera dans le choix des ouvrages nouveaux qu'ils représenteront et jusqu'à quel point pourrons-nous exiger qu'ils prennent la responsabilité des succès ou des insuccès mérités ou immérités de ces ouvrages? Comment pourrons-nous leur reprocher d'avoir élu, par exemple, l'œuvre de Chose au lieu de l'œuvre de Machin? Quelle est leur compétence artistique véritable? Les frères Isola sont des hommes intelligents, on ne peut pas le nier. Mais l'intelligence seule suffit-elle sans cette sensibilité spéciale, sans cette .intelligence, non seulement de l'esprit; mais aussi du cœur qui est également indispensable à ceux qui ont pour fonction de lier l'art d'aujourd'hui et même de demain à l'art d'hier. Car les théâtres subventionnés ne doivent pas se contenter d'être seulement d'honnêtes maisons sur le grand livre desquelles, en fin d'année, la balance s'inscrit en chiffres avantageux — comme dans certains journaux de publicité. Leur plus haute mission est d'aider à produire et à perpétuer quelques œuvres dignes de vivre. Il s’agît, à présent, de savoir si les Isola sauront, seuls ou en collaboration, faire le choix-digne de leur théâtre. C'est ce que l'avenir nous apprendra, à défaut d'un passé qui fut tranquille mais sans faste au Théâtre de la Gaîté lyrique où la dévotion artistique des deux directeurs s'arrêta, trop souvent, sur les œuvres de quelques Jean Nouguès. Attendons patiemment. Nôtre excellent collaborateur et ami Julien Torchet, avec sa franchise et sa clairvoyance habituelles, nous dira, au fur et à mesure qu'elles seront produites, ce que vaudront les drames lyriques soumis au jugement des critiques et du public, ainsi que les raisons artistiques, commerciales... ou 'autres qui auront pu déterminer leurs représentations.

Gabriel REUILLARD.