La terrible
boutade de Beaumarchais est encore d'une effrayante actualité:
« II fallait un calculateur, ce fut un danseur qui obtint l'emploi.
» A l’Opéra-Comique, il semble qu'il aurait fallu un
musicien. Ce sera deux prestidigitateurs qu'on y mettra !
Les Parisiens qui fréquentèrent, il y a une vingtaine d'années,
l'élégant-petit Théâtre des Capucines, se rappellent
certainement des séances de prestidigitation qu'y donnaient les
deux Isola. C'était à l'époque héroïque
de leur vie. Ils venaient de passer par toutes les péripéties
des jours hasardeux et sans faste auxquels se trouvent assujettis, ceux
qui vont délibérément vers la magique ou tragique
aventure. Ils sont pleins de rêves charmants que l'avenir se chargera
de démentir ou de réaliser. Les frères Isola venaient
donc se fixer au Théâtre des Capucines, après avoir
erré de province en province où ils donnaient, ça
et là, au hasard de leurs courses, sous un préau d'école,
dans un amphithéâtre de lycée, dans une salle de mairie,
soit à couvert, soit en plein vent, soit à dés adultes,
soit à des enfants, de pauvres représentations dont la sorcellerie
et la magie avec leur arsenal de tours puérils étaient le
plus bel ornement. Confiants, tenaces, ils s'installèrent donc,
vers leur trentième année, en plein Paris, sur les boulevards,
faisant face, tant bien que mal, aux frais énormes qu'ils assumaient,
plus riches d'espoirs que de pécune. Quelles surprises, heureuses
ou malheureuses, allaient donc réserver à ces champions
du risque-tout les heures qui allaient venir? Serait-ce l'ascension lente
ou rapide, progressive ou heurtée, vers la notoriété
opulente ou la débâcle commerciale?
Evidemment, les deux directeurs du petit Théâtre des Capucines
étaient jeunes, enthousiastes, volontaires — obstinés
mêmes — inébranlables dans leur foi, mystiques en quelque
sorte, à leur manière, croyant, dur comme fer, en «
leur étoile ». A. quelle race, à quelle secte, à
quelle patrie appartiennent-ils? Nous n'en savons rien. S'ils revendiquent
avec une certaine carrière—ou simplement avec un certain
courage agréable à constater chez de semblables parvenus
— leur passé de lutte, de misère, ils semblent mettre
une coquetterie particulière à cacher leurs véritables
origines. Peu importe, d'ailleurs.
Si nous nous plaisons à constater chez ces commerçants la
plupart des qualités et des défauts Israélites, ce
n'est pas pour les louer ou pour les critiquer de les avoir — vaine
besogne -- mais par besoin de dire ce qui nous paraît être
la vérité. Nous nous plaisons à rendre hommage au
labeur entêté des
Isola qui devait justement les conduire à la réussite. A
la réussite dans quoi? Nous aurions préféré
sans doute que ce soit dans le commerce ou l'industrie mais non dans l'art,
même dans cette forme d'art commercial qu'est l'exploitation d'un
théâtre subventionné ou non.
Toutefois, les mérites personnels ne suffisent pas toujours. C'est
une vérité que s’obstinent trop souvent à méconnaître
les privilégiés à qui la fortune a souri. Et la chance,
la divine chance est, pour la plupart d'entre eux, un des facteurs les
plus puissants de ceux qui ont agi, à leur insu parfois, en leur
faveur. Je vais tâcher de 1e prouver en ce qui touche, soit de près,
soit de loin, aux frères Isola.
Je viens, justement, moi aussi, d'avoir la chance, la toute petite chance,
ayant une étude à écrire sur les deux futurs directeurs
de l'Opéra-comique, de rencontrer un vieil ami qui fut, à
un moment précis de leur vie hasardée, un collaborateur
obscur, involontaire, anonyme de leur succès. C'était au
temps où les frères Isola venaient de s'installer aux Capucines.
Ils donnaient, ce soir-là, une représentation à laquelle
cet ami assistait par hasard. Entre autres tours, les deux prestidigitateurs
devaient exécuter celui de la tente enchantée qui fut un
de leurs plus réels succès. Il s'agissait d'employer la
puissance des esprits divins ou infernaux pour enlever le veston à
un spectateur placé sur la scène, ce veston, ayant été
préalablement lié autour de son corps et le spectateur ayant
été lié lui-même à une chaise. Auprès
de celui-ci un des frères Isola également lié sur
une chaise se tenait; une tente — la tente enchantée —
descendait alors du cintre, sur les deux hommes, les esprits invoqués
par l'autre frère, aux sons d'une musique infernale, opéraient
l'extraordinaire miracle. En effet, le Spectateur invité à
subir l'épreuve apparaissait, quand la tente se relevait, les yeux
toujours bandés, ligoté sur sa chaise, mais sans veston.
L'intervention subtile des esprits avait bien été efficace!...
Bien entendu, le spectateur était un habile compère qui
jouait, chaque soir, la comédie de l'étonnement. Dès
que la tente était abaissée sur lui et sur l'un des frères
Isola, à l'aide d'une trappe un employé se hissait jusqu’
à eux, déliait prestement le compère, enlevait son
veston, reficelait enfin l'homme en bras de chemise, sur son siège,
après quoi il disparaissait, toujours à raide de la trappe.
On relevait alors la tente au: cintre et le spectateur complaisant apparaissait
au public, intact mais soulagé de son vêtement. C'était
alors qu'on enlevait le bandeau de ses yeux et qu'il était surpris
lui-même, affirmant n'avoir rien senti, de se trouver en bras de
chemises.
Mais le soir dont il est question, le compère habituel n'eut pas
le temps de se désigner. Dès que la question fut posée
par le frère Isola qui avait pour mission d'appeler; les esprits
et de les faire agir, face au public, mon ami se proposa. C'était
un homme grand et fort qui se levait, qui se dirigeait sur la, scène.
On devine-dans quel état d'esprit les deux frères Isola
devaient être en voyant approcher, pour subir l'expérience,
ce gaillard inconnu. On put lui objecter, avec une insistance maladroite,
que l'épreuve était dangereuse pour un homme tel que lui,
d'aspect sanguin. Il insista. On le lia donc devant tous sur sa chaise.
On lui banda soigneusement les yeux. On installa aussi, de la même
façon, l'autre frère Isola auprès de lui. Puis la
tente enchantée s'abattit rapidement du cintre sur les deux hommes.
Minute tragique pour Vincent Isola, tenace invocateur des tout-puissants
esprits. Comment, comment, en quelques instants, pendant que la bacchanale
hurlait. Auprès de lui, son frère pourrait-il convaincre
de la supercherie te spectateur têtu!... Ce curieux, forcené
était le plus indulgent des hommes. Dès que, sous la tente,
Emile Isola, d'une, voix saccadée, Peut supplié de se laisser
délier par l'aide sorti de ta trappe, dès qu'il eut représenté
à quelle risée» à quelle raine» à
quelle honte — à quelle débâcle enfin —
il les entraînerait, son frère et lui, s'il dévoilait
la vérité sur la naturelle puissance dès esprits,
il eut pitié, il eut le sentiment de sa responsabilité dans
la situation terrible qu'il créerait à ces deux pauvres
bougres, et il céda. Abominable crime ou extrême candeur,
il enleva lui-même son veston dès qu'il fut délié,
puis se laissa sagement ligoter. Quel soupir.de soulagement dut pousser
l'officiant quand la "tente fut relevée et qu'il aperçut
l'irascible spectateur convaincu de son rôle de compère et
continuant-à le jouer avec la plus complète et la plus touchante
sérénité lorsqu'on lui eût débandé
les yeux, lorsqu'il se vit» toujours lié. mais en feras de
chemise, feignant la surprise et-même la stupeur, déclarant
enfin qu'il n'avait rien senti du travail admirable des esprits ! Supposons
un instant que les frères Isola aient eu affaire ce soir-là
à un spectateur, absolument inflexible qui ait dévoilé
la vérité, et imaginons ce qui se serait passé: l'hostilité,
le chahut du public, l'obligation pour les deux frères Isola, de
fuir, là débandade, la faillite, la misère, le retour
à la vie courageuse mais errante et désordonnée des
premiers temps, l'impossibilité absolue de revenu; travailler sous
leur nom dans ce Paris où la gloire et le ridicule sont également
prompts et fugaces... Qualités, qualités naturelles d'astuce,
de courage, d'opiniâtreté; oui, sans doute.
Mais la chance, la chance, cette chance, ne fût-ce que d'un soir,
d'une minute, sur laquelle se joue toute la partie de la vie, pourquoi
ne la comptez-vous pas, biographes émérites des petits et
des grands chefs?
Pour terminer, puisque nous avons cru démêler chez les
Isola les qualités et les défauts qui sont à la base
de leur tempérament, voyons à quoi ces qualités et
ces défauts qui leur ont servi, non au point de vue commercial
(ce qui est sans doute beaucoup pour eux mais peu pour nous, pour le public
en général) mais au point de vue artistique. Sans doute,
ils ont mené à bien les entreprises de concert ou de théâtre
qu'ils ont dirigées. Et, quittant un petit théâtre
pour un plus grand théâtre, les voilà maintenant directeurs
de l'Ôpéra-Comique. Nous savons bien qu'ils respecteront
les clauses du cahier des charges qui leur sont imposées, du moins
.dans la mesure où tous les directeurs de théâtres
subventionnés les respectent. Mais ce n'est pas tout. Qui les conseillera
dans le choix des ouvrages nouveaux qu'ils représenteront et jusqu'à
quel point pourrons-nous exiger qu'ils prennent la responsabilité
des succès ou des insuccès mérités ou immérités
de ces ouvrages? Comment pourrons-nous leur reprocher d'avoir élu,
par exemple, l'œuvre de Chose au lieu de l'œuvre de Machin?
Quelle est leur compétence artistique véritable? Les frères
Isola sont des hommes intelligents, on ne peut pas le nier. Mais l'intelligence
seule suffit-elle sans cette sensibilité spéciale, sans
cette .intelligence, non seulement de l'esprit; mais aussi du cœur
qui est également indispensable à ceux qui ont pour fonction
de lier l'art d'aujourd'hui et même de demain à l'art d'hier.
Car les théâtres subventionnés ne doivent pas se contenter
d'être seulement d'honnêtes maisons sur le grand livre desquelles,
en fin d'année, la balance s'inscrit en chiffres avantageux —
comme dans certains journaux de publicité. Leur plus haute mission
est d'aider à produire et à perpétuer quelques œuvres
dignes de vivre. Il s’agît, à présent, de savoir
si les Isola sauront, seuls ou en collaboration, faire le choix-digne
de leur théâtre. C'est ce que l'avenir nous apprendra, à
défaut d'un passé qui fut tranquille mais sans faste au
Théâtre de la Gaîté lyrique où la dévotion
artistique des deux directeurs s'arrêta, trop souvent, sur les œuvres
de quelques Jean Nouguès. Attendons patiemment. Nôtre excellent
collaborateur et ami Julien Torchet, avec sa franchise et sa clairvoyance
habituelles, nous dira, au fur et à mesure qu'elles seront produites,
ce que vaudront les drames lyriques soumis au jugement des critiques et
du public, ainsi que les raisons artistiques, commerciales... ou 'autres
qui auront pu déterminer leurs représentations.
Gabriel REUILLARD.
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