Source Gallica
 
27/09/1937
 
 

                Les Isola sans cesser d'être illusionnistes deviennent directeurs du Théâtre Isola. Un peu partout où le public se presse on a mis ces derniers soirs, ici une loge, là deux chaises supplémentaires et non prévues sur le plan agréé par les services compétents de la préfecture de police, pour permettre aux célèbres frères de jouir de leurs derniers jours de liberté. C'est ainsi que je les ai rencontrés hier, discrets quant à leurs projets, mais si délicieusement loquaces tout de même...    
            Voyez-vous, me dit Vincent, Voyez-vous nous n'avons plus d'argent, plus de voiture, mais nous avons une richesse que personne ne pourra jamais nous prendre : la reconnaissance de Paris — car Paris a du cœur ; un très grand cœur, il se souvient, croyez-moi :
— N'est-ce pas tout naturel, messieurs, vous avez tant fait pour le public !
— Nous avons toujours été scrupuleusement honnêtes, ajoute Émile, de sa voix un peu effacée : nous avons remis 36 millions à l'Assistance publique que nous ne regrettons pas une seconde ; nous avons royalement payé nos interprètes. C'est que nous-mêmes, aux belles années de Mogador, gagnions beaucoup d'argent...
— Évidemment, nous avions des fins de mois parfois pénibles, et poursuit  M. Vincent Isola, permettez-moi de vous conter une anecdote : lorsque nous avons recommencé à travailler à Paris, nous avons présenté notre numéro dans un célèbre music-hall : le directeur, plein d'égards pour nous, nous envoya à la fin de la première semaine un huissier dans notre loge, qui nous demanda si nous désirions passer à la caisse ou être payés dans notre loge, ce qu'on ne fait jamais. Et nous avons eu alors une exclamation que ce brave huissier ne pouvait pas comprendre : « Mais, mon cher monsieur, à la caisse, payez-nous à la caisse, comme tout le monde. Songez donc que c'est la première fois qu'on nous paye et que nous ne payons pas les autres ! Quelle volupté ! »
         Et les souvenirs arrivent, pressés ; je les glane avec recueillement
— Te souviens-tu, Émile, de cette soirée au Casino de Cannes, où avant la représentation, le Directeur vint nous prévenir que Mrs. Simpson se trouvait au premier rang de l'assistance, non loin du roi de Suède? Nous l'avons longuement regardée au cours du spectacle : jolie ? Non, mais un regard brillant d'intelligence, elle l'a d'ailleurs prouvé depuis! et, en partant, Mrs. Simpson remit au directeur du casino une dédicace qu'il ne voulut pas nous abandonner et où elle disait avec esprit : « Depuis ce soir je puis dire à mes amis que je suis une vraie Parisienne, car j'ai enfin vu les frères Isola ! ».
— Nous avons été reçus princièrement à Genève où la délégation française nous accueillit avec des fleurs ; il y a quelque temps, nous avons fait notre numéro de prestidigitation à l'Hôtel de Ville en présence de M. et Mme Lebrun, et le président voulut bien accueillir par des applaudissements notre entrée en scène — souvenirs toujours, magnifiques souvenirs !»
Nous avons deviné il y a bien longtemps déjà, la vogue du petit théâtre parisien; poursuit Vincent — nous le disions souvent à Berthez qui reprit les Capucines. Et le public aujourd'hui, nous donne raison — Rostand seul, pouvait emplir de vastes salles comme la Porte Saint-Martin.
            Au lendemain de la guerre, le public qui avait un besoin absolu de rire, se pressait à « Sarah-Bernhardt » pour voir « Mon Curé chez les riches », que nous lui présentions. Mais aujourd'hui, pour nos auteurs contemporains et leurs courtes pièces, il faut de petits théâtres. »
          Et de conclure :  — de petits théâtres comme celui que vous savez et qui nous vaudra beaucoup de soucis, mais aussi, espérons-le, beaucoup de joie.
          Et je regarde s'éloigner ces deux personnalités éminemment parisiennes, dont on trouvait déjà presque quotidiennement la double silhouette personnelle sous le crayon de Sem, et dont le nom était évoqué dans tous les comptes rendus mondains, il y a un quart de siècle.
Jamais ils ne m'avaient paru si jeunes.
                                                                                                                                                                                                               LISE GEISMAR