Par la pensée, je me reporte il y a quelque cinquante
ans en arrière.
Bébé
en jupes comme il était d'usage, en ce temps, j'avais été
conduit par une mienne parente à une matinée de prestidigitation
organisée à la salle des Capucines.
Autant que je puisse en garder la mémoire, c'était la
première fois que j'assistais à un spectacle. J'en devais
garder une impression éblouie. Pourtant je devais apprendre,
par la suite, qu'en ce temps-là la salle des Capucines ne constituait
pas une entreprise prospère.
C'était un hall assez inconfortable, peuplé de colonnes
incommodes, et qui n'attirait guère le public. Pourtant quel
souvenir extraordinaire j'ai gardé, à travers les années,
de cette séance.
Les deux beaux messieurs
à la chevelure d'ébène, souriants et énigmatiques,
qui évoluaient non seulement sur la scène mais dans les
rangs de l'assistance, m'apparaissaient comme des magiciens possédés
d'un pouvoir surnaturel. Ils changeaient les foulards en lapins, les
lapins en omelettes, et les omelettes en fleurs multi colorés.
Je
me souviens d'un gros monsieur, mon voisin de fauteuil, qu'ils invitèrent
à choisir une carte dans un jeu.
- Le 10 de pique, monsieur, très bien. Ouvrez maintenant le double
boîtier de votre montre (Heureuse époque où les
montres possédaient un double boîtier.). Vous allez y trouver
un 10 de pique en miniature.
On
ne disait pas encore « Formidable » en ce vieux temps. Le
gros monsieur se contenta de s'exclamer : « Épatant ! »
La course
des ans est rapide. J'ai retrouvé au sommet de leur gloire parisienne
les petits illusionnistes besogneux de 1890.
Ils ont dirigé l'Opéra-Comique, le théâtre
Mogador, le théâtre Sarah-Bernhardt (1).
Tout Paris a connu Émile et Vincent Isola et
ils ont connu tout Paris.
Pas de répétition générale,
sans la présence, dans une avant-scène, de ces deux frères
si unis qu'on pourrait les croire siamois, et qui pourtant, se révèlent
si dissemblables l'un de l'autre.
L'aîné, Émile, est maigrelet, voûté,
myope, timide. Le cadet, Vincent, solide, avantageux, porte beau, se
montre prolixe. Même différence au moral qu'au physique.
Émile est mélancolique et timoré ; Vincent joyeux
et confiant.
Voici qu'on annonce qu'ils vont publier leurs Mémoires.
On a hâte de les lire, de connaître leur opinion sur tant
de gens qu'ils ont côtoyés, tant d'événements
auxquels ils ont été mêlés.
Quelque sympathie qu'on puisse raisonnablement éprouver
pour les parfaits honnêtes hommes qu'ils sont, on ne peut que
constater que leur réussite tient du miracle... comme leurs tours
de passe-passe d'il y a un demi-siècle.
Sans doute,
y a-t-il quelque exagération dans ce jugement de Rip (2)
qui disait assez méchamment d'eux :
- reçu une
lettre de Vincent Isola. Cela m'étonne car il ne sait pas écrire.
Il est vrai qu'Émile ne sait pas lire.
Si férocement injuste qu'ait été cette boutade,
il convient de rendre à la vérité cet hommage que
les frères Isola sont loin d'être des intellectuels. Auteurs
et acteurs sont restés parfois confondus devant leurs réflexions,
leur incuriosité.
Mais quel sens
prodigieux ils ont montré du théâtre ! Quelle divination
du goût du public.
Malgré
leur magnifique réussite, on peut dire des frères Isola
qu'ils n'ont pas connu d'ennemis déclarés ou secrets.
Leur bonne grâce,
leur simplicité d'allure désarmaient les haines les plus
empressées.
Directeurs de l'Opéra-Comique, on les voyait, chaque après-midi,
à la même heure, se rendre à pied de leur domicile
de la rue de la Boétie à la salle Favart,
et s'en retourner de la même manière, comme deux petits
employés de commerce à la vie régulière.
Sur leur
route ils croisaient cent amis, tapeurs, « hirondelles »
des répétitions générales, auteurs injoués.
Ils saluaient, souriaient, serraient des mains, se laissaient «
taper » de places gratuites, faisaient des promesses qu'ils tenaient
parfois.
Jamais une parole amère ne s'échappa de leurs lèvres.
A leurs yeux tout était exquis et charmant. Ils aimaient tout
le monde et tout le monde les aimait.
Leur
personnel les adorait et leur était extrêmement dévoué.
Il parlait d'eux avec tendresse. « Ces messieurs », disait
leur secrétaire général. « Les frères
», prononçait comiquement leur chef comptable.
Les
Isola éprouvèrent pourtant un réel chagrin. C'est
quand ils découvrirent que leur caissier à l'Opéra-Comique
les avait odieusement volés durant plusieurs années.Il
comparut devant le jury de la Seine et les débats de son procès
révélèrent chez ses sympathiques patrons une candeur
qui étonna. Leur caissier s'était montré à
coup sûr encore meilleur prestidigitateur qu'eux-mêmes dans
leur jeunesse.

On aimerait et on espère trouver dans les futures Mémoires
des frères Isola, annoncées pour une date prochaine, une
confession candide. Qu'ils nous livrent le secret de leur fortune. L'enseignement
sera précieux et l'ouvrage amusant.
LE REPORTER.
1- l'auteur de
l'article semble oublier le long passage à la Gaité Lyrique!

2-
Rip
est le nom de plume et de scène de Georges Gabriel Thenon qui
est un chansonnier et auteur
de revues à succès ont
la plume était jalouse de la réusite des frères
Isola, trop italiens.