LE JOURNAL
25/10/1937
   
     


        Après avoir dirigé de grands théâtres, compté parmi les rois de la vie parisienne, remué des centaines de millions, n'en ont-ils pas versé plus de trente à l'Assistance publique ? Les frères Isola, jusque-là comblés des faveurs de la Fortune, ont connu, soudain, toute la cruauté de cette inconstante déesse... 
Ils pouvaient croire la partie gagnée, sans doute auraient-ils mieux fait de ne plus jouer, du moins certaines pièces et ce fut la série noire : ils perdirent tout.

               A leur âge, les frères Isola n'allaient-ils pas se laisser abattre ? Non, ils décidèrent de recommencer a lutte et redevinrent ce qu'ils étaient lors de leurs débuts à Paris : ils se refirent prestidigitateurs et purent dire que, vraiment, ils n'avaient rien dans les poches.
           Après avoir reparu comme simples artistes sur diverses scènes, eux qui avaient régné sur des troupes où ne manquaient pas les illustres vedettes, les voilà qui reprennent un théâtre, guère plus grand que les Capucines où ils firent passer leurs premières muscades, il y a un demi-siècle. N'ont-ils pas, parmi leurs accessoires, une manière de boîte de Pandore de laquelle ils tirent un bocal de poissons, des colombes, des lapins et au fond de laquelle il y a l'espérance ?

  Voilà, me semble-t-il, une belle leçon d'énergie morale... Qu'ils en prennent de la graine, tous ceux qui, sans même avoir atteint l'âge des frères Isola, ne savent, dans leur malheur, que se lamenter, renoncer, abdiquer. C'est la funeste philosophie que condensent les vers bien connus :
                             Quand on a tout perdu et qu'on n'a plus d'espoir,
                              On prend un pan d'sa ch'mis' pour s'en faire un mouchoir.

          Les frères Isola ont préféré se servir de leur mouchoir pour leurs tours d'escamotage, et c'est pourquoi leur histoire devrait être contée dans la Morale en action.
La plus belle des devises est, me semble-t-il, « Quand même ! » Et j'admirerai toujours Paul Déroulède de l'avoir choisie, créée peut-être, pour sa Ligue des patriotes : ces deux seuls mots répondent avec une éloquence, une vigueur cornélienne, à toutes les phrases des professeurs de découragement.
                 Clemenceau était au plus mal avec Déroulède, mais il eut, lui aussi, son « Quand même ! » Abandonné, renié, injurié, impopulaire, battu aux élections, il semblait écrasé définitivement et, le fait est que, pendant dix ans, tel Lauzun à Pignerol, il fut comme s'il n'avait jamais rien été... Puis Clémenceau prit sa revanche sur le destin, rentra au Parlement, devint ministre, président du conseil, dictateur acclamé, et sauva son pays. Lauzun, lui, rentra à la cour, redevint capitaine des gardes du corps, reconquit la faveur du roi, mais perdit, il est vrai, celles de la Grande Mademoiselle.

            « Quand même ! », ne pas céder, ne pas se reconnaître vaincu. C'est la leçon que nous donnent les frères Isola et vous voyez, ils ont escamoté la guigne elle-même : c'est moins de l'adresse que de la volonté.
                                                                                                           CLÉMENT VAUTEL