Après avoir dirigé
de grands théâtres, compté parmi les rois de la
vie parisienne, remué des centaines de millions, n'en ont-ils
pas versé plus de trente à l'Assistance publique ? Les
frères Isola, jusque-là comblés
des faveurs de la Fortune, ont connu, soudain, toute la cruauté
de cette inconstante déesse...
Ils pouvaient croire la partie gagnée, sans doute auraient-ils
mieux fait de ne plus jouer, du moins certaines pièces et ce
fut la série noire : ils perdirent tout.
A leur âge, les frères Isola n'allaient-ils
pas se laisser abattre ? Non, ils décidèrent de recommencer
a lutte et redevinrent ce qu'ils étaient lors de leurs débuts
à Paris : ils se refirent prestidigitateurs et purent dire que,
vraiment, ils n'avaient rien dans les poches.
Après avoir reparu comme simples artistes sur diverses scènes,
eux qui avaient régné sur des troupes où ne manquaient
pas les illustres vedettes, les voilà qui reprennent un théâtre,
guère plus grand que les Capucines où ils firent
passer leurs premières muscades, il y a un demi-siècle.
N'ont-ils pas, parmi leurs accessoires, une manière de boîte
de Pandore de laquelle ils tirent un bocal de poissons, des colombes,
des lapins et au fond de laquelle il y a l'espérance ?
Voilà, me semble-t-il,
une belle leçon d'énergie morale... Qu'ils en prennent
de la graine, tous ceux qui, sans même avoir atteint l'âge
des frères Isola, ne savent, dans leur malheur, que se lamenter,
renoncer, abdiquer. C'est la funeste philosophie que condensent les
vers bien connus :
Quand on a tout perdu et qu'on n'a plus d'espoir,
On prend un pan d'sa ch'mis' pour s'en
faire un mouchoir.
Les frères Isola ont préféré se servir de
leur mouchoir pour leurs tours d'escamotage, et c'est pourquoi leur
histoire devrait être contée dans la Morale en action.
La plus belle des devises est, me semble-t-il, « Quand même
! » Et j'admirerai toujours Paul Déroulède
de l'avoir choisie, créée peut-être, pour sa Ligue
des patriotes : ces deux seuls mots répondent avec une éloquence,
une vigueur cornélienne, à toutes les phrases des professeurs
de découragement.
Clemenceau était au plus mal avec Déroulède,
mais il eut, lui aussi, son « Quand même ! » Abandonné,
renié, injurié, impopulaire, battu aux élections,
il semblait écrasé définitivement et, le fait est
que, pendant dix ans, tel Lauzun à Pignerol,
il fut comme s'il n'avait jamais rien été... Puis Clémenceau
prit sa revanche sur le destin, rentra au Parlement, devint ministre,
président du conseil, dictateur acclamé, et sauva son
pays. Lauzun, lui, rentra à la cour, redevint capitaine des gardes
du corps, reconquit la faveur du roi, mais perdit, il est vrai, celles
de la Grande Mademoiselle.
« Quand même ! »,
ne pas céder, ne pas se reconnaître vaincu. C'est la leçon
que nous donnent les frères Isola et vous voyez, ils ont escamoté
la guigne elle-même : c'est moins de l'adresse que de la volonté.
CLÉMENT
VAUTEL