Source Gallica

4/04/1933

 

              
COMMENT ILS SONT DEVENUS DIRECTEURS


              Quand on a vu les frères Isola, quand on a causé avec eux, ou plutôt, quand on a eu la bonne fortune de les entendre parler de leur carrière, ce roman romanesque, on sait ce que c'est que la simplicité dans la réussite.
         Ces deux hommes dont les débuts furent difficiles ont acquis aux luttes et aux épreuves initiales, la bienveillance, cette vertu aussi cardinale que la bonté, plus rare peut-être et qui, a notre époque, luit comme une paillette d'or dans du poussier.
         On sait qu'ils sont nés en Algérie, parmi les orangers de Blida. Membres d'une famille nombreuse, la sagesse paternelle leur fit apprendre un métier, la menuiserie et la mécanique. Mais leur ambition était ailleurs ils rêvaient de faire comme Bosco, l'illusionniste qu'ils avaient vu opérer dans leur ville et qui s'était intéressé à eux.
          Un jour, ils partent pour la métropole. Après un court séjour à Marseille les voici qui débarquent dans la capitale en mai 1880. Un peu d'effervescence court dans le printemps parisien à cause de la manifestation, dispersée sur la place de la Bastille et au Père-Lachaise, des survivants de la Commune. Nos deux frères sont pleins d'ardeur. Tout de suite, ils trouvent de l'embauche. Quand vous passerez devant l'agence centrale du Crédit lyonnais, boulevard des Italiens, songez que les Isola ont travaillé de leurs mains à sa construction. Ils commençaient à trois heures du matin et gagnaient treize francs par jour, deux cents francs d'aujourd'hui.
           Quand ils eurent mis, de côté chacun un millier de francs, ils achetèrent, au Temple, des accessoires de prestidigitateur. Mais, insuffisamment préparés, le succès les bouda. Ils allèrent en province sans plus de bonheur. De retour à Paris, sans le sou, ils se remirent à la menuiserie, se contentant de faire leurs tours devant le public restreint et plus indulgent des cercles et des écoles.
           En 1886, ayant perfectionné leur « numéro », ils furent engagés aux Folies-Bergère. Cette fois, ça y était. Six ans plus tard, ils devenaient directeurs. Direction bien, modeste! En passant sur le boulevard des Capucines, ils avaient remarqué une petite salle où se donnaient des conférences. Mais que valait ce local ? Pour le savoir, ils s'embusquèrent non loin de la porte, notant le nombre de gens qui y pénétraient: Calcul décevant ! Si décevant qu'ils allèrent se documenter chez un voisin. Celui-ci les rassura, et ils prirent la salle des Capucines en location. Le propriétaire était un nommé Louveau, cousin de celui qui, sous le nom inventé de Samuel, devait être un des grands directeurs de Paris.
La première recette des Capucines-Isola, savez-vous à combien elle se monta ? A quarante francs. Il y avait vingt-huit francs de frais, Restèrent douze francs que les deux directeurs se partagèrent en bons associés.
           Mais la réputation des "mystérieux enchanteurs Isola " comme disait l'affiche, s'établit peu à peu. La petite salle aux deux cents places connut la faveur du public attiré par un spectacle nouveau, sain et enveloppé de merveilleux. Les directeurs des Capucines ne jouant que le soir louaient dans la journée leur salle à des conférenciers. Le spectacle aux Capucines-Isola commençait à neuf heures. Il finissait à onze. L'un des frères quittait le premier la scène et courait devancer l'autre en des séances de salon, ce qui augmentait d'autant la recette commune.
A ce train, cinq ans plus tard, les frères Isola étaient en état, sans autre aide que leur propre labeur, de prendre la direction de Parisiana, où ils donnèrent des opérettes et des revues, Ce fut le grand départ.

            Depuis lors, ils ont dirigé onze théâtres de Paris, sur lesquels sept étaient à la veille de fermer-leurs portes et qu'ils ont relevés. Leurs directions de l'Opéra-Comique et de la Gaité-Lyrique sont restées célèbres et l'on sait que, sous eux, Mogador a enregistré la millième de Rose-Marie.
           Le secret de la réussite de ces deux anciens illusionnistes n'est pas un tour de prestidigitation c'est le résultat d'un long effort et d'une constante probité. Non seulement les Isola ne lésèrent jamais d'un sou un actionnaire, mais ils leur versèrent parfois des dividendes qui furent trouvés excessifs par les intéressés eux-mêmes :
            Ces deux êtres qui ne se quittaient jamais, qui connurent ensemble la mauvaise comme la bonne fortune, qui ont tellement les mêmes idées et les mêmes souvenirs que, lorsqu'on interroge Vincent, c'est Émile qui répond et vice-versa, ces deux êtres sont forts aussi de s'aimer comme ils s'aiment et d'être toujours restés unis, bien plus que des frères.
                                                                                                                          André Négis