COMMENT ILS SONT DEVENUS DIRECTEURS
Quand on a vu les frères Isola, quand on a causé
avec eux, ou plutôt, quand on a eu la bonne fortune de les entendre
parler de leur carrière, ce roman romanesque, on sait ce que
c'est que la simplicité dans la réussite.
Ces deux hommes dont
les débuts furent difficiles ont acquis aux luttes et aux épreuves
initiales, la bienveillance, cette vertu aussi cardinale que la bonté,
plus rare peut-être et qui, a notre époque, luit comme
une paillette d'or dans du poussier.
On sait qu'ils sont
nés en Algérie, parmi les orangers de Blida.
Membres d'une famille nombreuse, la sagesse paternelle leur fit apprendre
un métier, la menuiserie et la mécanique. Mais leur ambition
était ailleurs ils rêvaient de faire comme Bosco,
l'illusionniste qu'ils avaient vu opérer dans leur ville et qui
s'était intéressé à eux.
Un
jour, ils partent pour la métropole. Après un court séjour
à Marseille les voici qui débarquent
dans la capitale en mai 1880. Un peu d'effervescence court dans le printemps
parisien à cause de la manifestation, dispersée sur la
place de la Bastille et au Père-Lachaise, des survivants de la
Commune. Nos deux frères sont pleins d'ardeur. Tout de suite,
ils trouvent de l'embauche. Quand vous passerez devant l'agence centrale
du Crédit lyonnais, boulevard des Italiens, songez que les Isola
ont travaillé de leurs mains à sa construction. Ils commençaient
à trois heures du matin et gagnaient treize francs par jour,
deux cents francs d'aujourd'hui.
Quand
ils eurent mis, de côté chacun un millier de francs, ils
achetèrent, au Temple, des accessoires de prestidigitateur. Mais,
insuffisamment préparés, le succès les bouda. Ils
allèrent en province sans plus de bonheur. De retour à
Paris, sans le sou, ils se remirent à la menuiserie,
se contentant de faire leurs tours devant le public restreint et plus
indulgent des cercles et des écoles.
En
1886, ayant perfectionné leur « numéro »,
ils furent engagés aux Folies-Bergère.
Cette fois, ça y était. Six ans plus tard, ils devenaient
directeurs. Direction bien, modeste! En passant sur le boulevard des
Capucines, ils avaient remarqué une petite salle où se
donnaient des conférences. Mais que valait ce local ? Pour le
savoir, ils s'embusquèrent non loin de la porte, notant le nombre
de gens qui y pénétraient: Calcul décevant ! Si
décevant qu'ils allèrent se documenter chez un voisin.
Celui-ci les rassura, et ils prirent la salle
des Capucines en location. Le propriétaire
était un nommé Louveau, cousin de celui
qui, sous le nom inventé de Samuel, devait être
un des grands directeurs de Paris.
La première recette des Capucines-Isola,
savez-vous à combien elle se monta ? A quarante francs. Il y
avait vingt-huit francs de frais, Restèrent douze francs que
les deux directeurs se partagèrent en bons associés.
Mais la
réputation des "mystérieux
enchanteurs Isola " comme disait l'affiche, s'établit
peu à peu. La petite salle aux deux cents places connut la faveur
du public attiré par un spectacle nouveau, sain et enveloppé
de merveilleux. Les directeurs des Capucines
ne jouant que le soir louaient dans la journée leur salle à
des conférenciers. Le spectacle aux Capucines-Isola commençait
à neuf heures. Il finissait à onze. L'un des frères
quittait le premier la scène et courait devancer l'autre en des
séances de salon, ce qui augmentait d'autant la recette commune.
A ce train, cinq ans plus tard, les frères Isola
étaient en état, sans autre aide que leur propre labeur,
de prendre la direction de Parisiana,
où ils donnèrent des opérettes et des revues, Ce
fut le grand départ.
Depuis lors, ils ont dirigé onze théâtres de Paris,
sur lesquels sept étaient à la veille de fermer-leurs
portes et qu'ils ont relevés. Leurs directions de l'Opéra-Comique
et de la Gaité-Lyrique
sont restées célèbres et l'on sait que, sous eux,
Mogador a enregistré
la millième de Rose-Marie.
Le secret de
la réussite de ces deux anciens illusionnistes n'est pas un tour
de prestidigitation c'est le résultat d'un long effort et d'une
constante probité. Non seulement les Isola ne lésèrent
jamais d'un sou un actionnaire, mais ils leur versèrent parfois
des dividendes qui furent trouvés excessifs par les intéressés
eux-mêmes :
Ces
deux êtres qui ne se quittaient jamais, qui connurent ensemble
la mauvaise comme la bonne fortune, qui ont tellement les mêmes
idées et les mêmes souvenirs que, lorsqu'on interroge Vincent,
c'est Émile qui répond et vice-versa,
ces deux êtres sont forts aussi de s'aimer comme ils s'aiment
et d'être toujours restés unis, bien plus que des frères.
André Négis