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Article du journal

"l'Œuvre" daté du

31/10/1937

Le monde, c'est un fait, net tourne plus très rond... Les hommes Itou, dans la plupart des cas. Le plus grave n'est point de voir des gentlemen qui transforment leur belle-mère en pelote à épingles, se promènent tout nus sur le parvis du Sacré-Cœur, ou se mettent à l'écoute de Tino Rossi sans craindre les borborygmes ou les aigreurs d'estomac... Non : il y a eu de tout temps des excentriques, des goitreux et des agoraphobes.
Mais ce qui est inquiétant, c'est une certaine dose d'inconscience et de lymphatisme, chez des braves gens qui vont aux pires catastrophes en continuant à se demander si Greta Garbo va se marier avec un hermaphrodite, ou si Henri Garat poussera la romance, dans le prochain film, en changeant enfin de pied.
De Madrid à Shanghai, du pôle Nord à la Terre de Feu, c'est comme un grand désert humain où nulle voix ne s'élève pour dire de simples vérités. Car la sainte trouille devient le moteur de toute politique, et le comble du machiavélisme c'est maintenant de faire silence: silence de mort.
Pourtant, quelque part, il doit bien y avoir des hommes qui pensent quelques minutes par mois... Et ce ne sont pas les problèmes qui leur manquent, de la baisse des rentes à la montée de la légume, de l'équilibre du budget au déséquilibre du Duce. A tous ceux qui croient avoir quelque chose à dire, nous avons décidé donner la parole, pour être sûrs de ne pas perdre notre dernière chance de salut. Qu'ils nous téléphonent: nous bondirons aussitôt pour enregistrer leur déclaration, à condition qu'elle n'excède pas un petit quart d'heure d'horloge...
Et nous ferons mieux : nous irons au-devant des grands silencieux pour essayer de leur tirer quelque chose. A tout hasard, nous questionnerons les êtres les plus divers: Einstein, Jules Anodin*, le secrétaire perpétuel de l'Académie, le colonel des Pompiers de Nanterre, un homme de peine, une fille de joie, un administrateur du Canal de Suez, un lampiste, un tribun, un équilibriste.... Peut-être certains grands hommes n'auront-ils rien à nous dire : alors nous dirons qu'ils ne nous ont rien dit. Peut-être, par contre, verrons-nous sortir la Vérité de puits inconnus ?...
C'est une expérience à tenter, et comme dit l'autre, on verra ce que ça donnera. L'essentiel est de ne point avoir d'idée préconçue, et d'être fidèle à la fameuse devise : nihil humani a me alienum**: "que rien d'humain ne nous soit étranger". Et maintenant, pour mieux nous confier à notre bonne fortune, prenons le premier témoin qui s'offre à nous...
Ils sont deux... Deux frères siamois, liés dans les plus étonnants succès comme dans les plus brusques revers. Après un long périple, ils sont revenus, juste à côté de l'Oeuvre, dans un coquet théâtre qui rappelle celui où ils tirèrent leurs premiers lapins de leurs premiers gibus, il y a quelque quarante-cinq années.
Depuis lors, ils ont dirigé dix théâtres, visité cent pays, joué des milliers d'auteurs, distribué trente millions à l'Assistance publique, remué un demi-milliard, pour finalement se retrouver sans un sou, comme au beau temps de leur jeunesse. Ça ne les a pas frappés tant il est vrai que les fortunes passent, et que les hommes restent.
Le bureau où je les attends est vide ; et pourtant, tout d'un coup ils sont là, chacun d'un côté, et se mettent à parler comme s'ils continuaient une très longue conversation:
- Nous revoilà, parce que c'est le moment... Le monde a de plus en plus besoin d'illusionnistes pour oublier les petits ennuis quotidiens, pour cacher diverses catastrophes et pour équilibrer le budget. Toute la question, aujourd'hui, est de savoir passer muscade...
— C'est en somme le problème de la « confiance ».
— Exactement... Ma main gauche contient un œuf; l'œuf disparaît mystérieusement ; pourquoi ? Parce que l'œuf n'y était pas... Il y a bel âge que je l'avais mis dans la main droite ; quand ?... Au moment précis où tous les spectateurs regardaient la gauche...
— En politique, c'est ce qu'on appelle une « diversion ».
— Peut-être bien. Affaire de doigté. Regardez : je vous tire une pièce de cent sous du nez. Qu'est-ce que j'ai fait ? En bon illusionniste, j'ai pris de l'argent là où il n'y en avait pas... D'ailleurs, c'est régulier: l'argent aussi est une illusion.
Les deux frères, maintenant, se font plus sérieux, et ils parlent ensemble, en achevant mutuellement leur pensée.

— Il n'y a qu'une vérité : c'est de savoir tout recommencer, tout remettre en question, en repartant à zéro. Quand on va faire un nouveau tour de force, il parait toujours impossible. Et puis, quand on l'a réussi, on s'aperçoit que tout était possible. Alors, on se traite d'idiot... Regardez un enfant qui se lance: chaque geste est une expérience neuve. Mais les hommes veulent toujours se demander où ils vont avant d'agir : alors, comme ils n'ont aucune imagination, ils restent sur place comme des mollusques, à leur vieux rocher...
"On est honnête, conclut le plus grand des deux, quand on comprend que la main doit toujours précéder la pensée."
Et comme je me retirais, en les remerciant d'une façon civile, l'autre me rendit mon portefeuille, mon bracelet-montre et mon parabellum , qu'il m'avait subtilisés à mon insu, pendant que nous pensions à autre chose...

Jean Nocher

* Il est vraiment ANODIN car ce personnage n'existe pas bien sur !
**«HOMO SUM, ET HUMANI NIHIL A ME ALIENUM PUTO » : Je suis homme, et rien de ce qui touche un homme ne m'est étranger.

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