Les Ondes: le 1er août 1943


LIDA ; une petite ville algérienne blottie à l'ombre des dattiers, des orangers, des mimosas et des roses avec l'Atlas pour toile de fond.
Sur la place d'Armes où se promènent aux heures fraiches les Arabes, les colons en vêtements clairs, et les soldats aux uniformes multicolores, se dressait naguère, sous les arcades, un café contigu à un magasin de tailleur.Durant le jour, l'intérieur demeurait sombre et une portière bruissante de perles de bois s'opposait comme un rempart à l'entrée des mouches ; le soir, au contraire, le gaz flambe dans l'estaminet, et le patron saluait aimablement les clients qui venaient jouer aux cartes, ou s'entretenir du Paris lointain et des dernières nouvelles que les journaux apportaient avec une bonne semaine de retard. Ce patron, aimable et souriant, était Antoine Isola, notre père, ainsi que celui de cinq autres enfants, et si Dieu bénit les nombreuses familles, le chef de celle-ci n'en était, pas moins obligé de travailler dur pour la nourrir. Aussi, dans la journée, exerçait-il le métier de tailleur dans le magasin voisin.
Un soir, il y a quelque dix lustres, le père et la mère Isola tenaient une sorte de conseil de famille deux garçons, mon frère Vincent et moi, Emile, avions terminé nos études et nos parents prévoyants s'inquiétaient de notre avenir.
Quels étaient nos goûts nos préférences? Aurions-nous, comme nos sœurs ainées le souci de tirer l'aiguille aux côtés de notre père ?
— Quel métier vous tente ? nous demandait notre mère.
— Nous ne savons pas, répondîmes-nous, tandis que nous échangions un coup d'œil entendu.
Pressés de questions, nous finîmes par dire ce à quoi nous pensions, c'est-à-dire à devenir illusionnistes-prestidigitateurs.
Nos parents furent frappés de stupeur !
— Quoi, s écria notre, mère, des métiers de charlatans, de saltimbanques !
Tous deux nous plaidâmes chaleureusement notre cause :
— Voyons, cet illustre Bosco, dont les tours sont restés légendaires, les Nicollet qui ont inventé le proverbe : Toujours de plus en plus fort, comme chez Nicollet, et Robert Houdin, qui a créé un théâtre à son nom, le commandeur Cazeneuve, qui est venu ici donner ses brillantes représentations, sont-ils des saltimbanques ? Et cet énigmatique Donato qui magnétise les spectateurs et dont les prouesses incroyables ont provoqué les recherches du savant professeur Charcot, était-il un vulgaire charlatan ?
Ce plaidoyer n'émut nullement 'notre père...
— J'exige un métier plus sérieux. Vincent, tu seras menuisier, et Emile, tu seras mécanicien; avec une bonne profession manuelle, on ne meurt pas de faim.
Dès le lendemain, mon frère et moi commencions à étudier le maniement des outils, mais le soir, pour l'amusement de la famille et aussi des clients du café, étant déjà adroits de nos mains, nous exécutions des tours que nous avait appris le commandeur Cazeneuve.
Vincent faisait des recherches sur la lecture de pensée, car nous n'avions jamais renoncé à nos projets. Nous comprenions qu'il n'existait qu'une ville au monde où nous pourrions acquérir la renommée : Paris.
Sou à sou, nous économisions l'argent du voyage, et un matin, ayant réussi à avoir 200 francs, nous abandonnions 1ons l'Algérie, notre pays natal, et débarquions à Marseille.
Nous donnions nos premières représentations dans un établissement de la Canebière, la recette devant nous permettre d'atteindre Paris.
Oh la partie n'était pas encore gagnée !
Perdus dans 1a grande ville, nous avons fort à faire pour subvenir au pain quotidien et, nous devons nous contenter souvent d’un seul repas.
Certes, nous nous perfectionnions dans l'art de la manipulation, mais il nous manquait, les fonds nécessaires pour nous procurer un matériel d'illusionnistes.
En passant devant le théâtre Robert-Houdin, nous soupirions et nous rêvions de posséder 'fin établissement analogue.
Un soir, exténués, nous échouons sur un banc du square des Arts-et-Métiers, en face du théâtre de la Gaîté. Ce titre de la Gaîté se pare à nos yeux d'une amère ironie, et nous nous demandons si nous n'avons pas commis une sottise en abandonnant nos outils. Nous ne nous
Doutions pas que seize ans plus tard, nous présiderions aux destinées de ce théâtre
Brusquement, en effet, la chance se range de notre côté, nous sommes engagés aux Folies-Bergère, le numéro est favorablement accueilli par le public, et c'est alors que nous sommes hantés du désir d'avoir notre théâtre. Ce désir se réalise en 1892, date à laquelle nous prenons la direction de la Salle des Capucines.
Allons-nous maintenant atteindre le but que nous nous sommes assigné, et nous endormir sur nos lauriers ? Non, en même temps que notre goût s'affine, s'imprègne de parisianisme, notre ambition s'accroît : nous prenons la direction de Parisiana, de l'Olympia, puis des Folies-Bergère.
Rompant avec la vieille routine, nous donnons les premières grandes revues qui seront pour 1'oii1 ébloui un enchantement de couleurs, de lumières et que tous les music-halls du monde voudront copier.
L’appétit continue à venir : aux établissements que nous dirigeons, vient s’adjoindre le Théâtre de la Gaîté.
C'est le 3 octobre 1903 que nous nous y installons.
A cette époque, notre père qui habitait toujours Blida, et qui depuis longtemps nous avait accordé son pardon, se trouvait très malade. Nous n'hésitons pas, et abandonnant momentanément nos quatre établissements, nous arrivons juste à temps pour fermer les yeux à notre père qui s'éteint dans nos bras.
De retour à Paris, nous reprenions notre activité, nous donnions au théâtre de la Gaîté pour la première fois en français, Hérodiade, de Massenet, avec Emma Calvé, Maurice Renaud; Don Quichotte, du même auteur, avec Chaliapine, Marcoux et Lucien Fugére; Quo Vadis, La Vivandière, et L'Attaque du Moulin, enfin tout le répertoire de l’Opéra-Comique et de l'Opéra. Enfin, le Théâtre Lyrique Populaire était créé.
En 1914, nous sommes appelés à diriger, en association avec P,-B.Gheusi, le Théâtre de l'Opéra-Comique. Cette direction dura cinq ans et continua pendant sept autres années arec Albert Carré.
Ces périodes ont été marquées par les belles créations et reprise de Marouf, Pénélope, Pelléas et Melisande, Les noces de Figaro, Ariane et Barbe Bleue.
En 1925, nous prenions la direction du théâtre Sarah-Bernhardt, où nous avons donné la belle reprise de la Princesse Lointaine, d'Edmond Rostand, avec Véra Sergine, Henri Rollan et Paul Bernard. Une belle reprise également de Debureau, avec Sacha Guitry et Yvonne Printemps, et une partition inédite d'André Messager, les créations de Mon Curé chez les riches, et Ces Dames aux chapeaux verts.
En même temps, nous dirigions le Théâtre Mogador.
Nous voilà donc arrivés au faîte de notre carrière, avec l'invraisemblable chiffre de douze théâtres et établissements qui ont été dirigés par nous. Nous pouvons croire que l'avenir est à nous.
Hélas ! une crise théâtrale passe comme un cyclone, et les circonstances nous obligent à abandonner toutes ces directions, ayant été trop généreux, après avoir enrichi plusieurs de nos collaborateurs et pas mal d'auteurs et avoir versé pendant quarante années de direction, 36 millions à 1’Assistance publique.
Les causes de notre chute sont multiples et complexes, et leur recherche dépasserait le cadre de cet article.

Nous nous remîmes avec courage à la lutte et avons repris notre métier d'illusionnistes-prestidigitateurs.
Après un gala à l'A. B. C. organisé par notre grand ami Sacha Guitry, avec le concours de la plupart des grandes vedettes parisiennes, nous nous produisons avec succès dans les grands établissements de Paris, de province, et même de l’étranger, ainsi que dans tous les casinos de France. Nous avons donné aussi quantité de représentations pour les œuvres de bienfaisance, pour les blessés, les orphelins, les prisonniers, tes tuberculeux et avons fait la tournée du théâtre aux armées.
Sept ans de voyages assez pénibles. Nous partions souvent à 6 heures du matin avec 150 kilos de bagages, en hiver dans la neige et le froid.
Notre grand désir était d'arrêter ces représentations et de reprendre une direction.
Bien des personnes ayant des capitaux s'étaient mises à notre disposition, mais les théâtres disponibles n'existaient plus, la guerre favorisant les recettes. Mais une personne aimable, la propriétaire du bail actuel du Théâtre Pigalle, fit appel à notre concours comme directeurs artistiques. Nous acceptâmes avec joie, tout en respectant les contrats passéspar le précédent directeur.
Nous avons pris cette direction, en conservant les anciens administrateurs, et ayant au-dessus de nous, une direction financière.
Notre but est de donner, dans cette luxueuse salle, une des plus riches de Paris, avec une machination unique, des spectacles gais et agréables.
Notre première pièce qui se joue en ce moment, répond exactement à ce que le public désire : la comédie musicale Rien qu'un baiser, est un spectacle que tout le monde peut voir.
Nous avons plusieurs projets d'avenir et nous espérons que les prochaines pièces plairont également au public parisien.

Emission le 1er AOUT, A 23 H