APRES
AVOIR DIRIGE PENDANT UN DEMI-SIECLE
LES GRANDES SCENES PARISIENNES
LES FRÈRES ISOLA
un mécano et un menuisier devenus illusionnistes
reprennent à 81 et à 83 ans la direction
d'un des plus beaux théâtres de Paris L'étonnante
carrière Jumelée des frères Isola, qui occupèrent
pendant 60 ans chroniques et chroniqueurs du Boulevard, semblait vouloir
s'estomper peu à peu dans le crépuscule déjà
ouaté de légende, d'une double existence, extraordinairement
remplie. Or, les frères siamois du théâtre, on avait
tort de l'oublier, étaient faiseurs de tours, maitres en escamotages.
Et, brusquement, à l'heure où personne ne pensait plus
à eux, boum !... les revoilà !...
Les revoilà Installés au fauteuil directorial de l'une
des plus belles scènes de Paris, le Théâtre Pigalle,
heureux, superbes, confiants, plus Jeunes que jamais avec leurs 164
ans à eux deux.., et leur éternel œillet rouge à
la boutonnière.
Paris, à nouveau sourit à ces vieux dont les domaines
son carton-pâte et les titres en portées de musique. On
se précipite sur les affiches.
— Qu'allez-vous nous donner, chers Messieurs Isola ?...
Et les bons vieillards, de malicieusement cligner de l'œil, en
coulisse, bien entendu :
— « Rien qu'un baiser ».
C'est le titre de l'opérette. C'est charmant ! On va s'écraser,
rue Pigalle pour la première...
EN FAISANT LES FENÊTRES DU « CREDIT LYONNAIS »
Emile, l'aîné de ce curieux tandem est né à
Blida en 1860, dans la chambre du fameux général Youssouf.
Deux ans plus tard, Vincent faisait ses débuts sur la scène
du monde. Les deux frères dès lors ne devaient plus se
quitter.
A l'école algérienne Emile et Vincent, s'lis ne se passionnèrent
pas pour les mathématiques, s'intéressèrent au
commerce pittoresque d'un avaleur de serpents dont le fils était
leur voisin de classe.
Le rejeton du personnage avait hérité de l'appétit
paternel et, en plus de cela, de certains tours de prestidigitation
qui laissaient béats d'admiration l'élève Isola
et son cadet.
A l'âge de 10 ans, ces derniers en connaissaient autant que leur
petit camarade, Ils décidèrent qu'ils seraient artistes.
M. Isola père, peu confiant dans l'avenir de cette profession,
surtout lorsqu'il s'agit d'absorber des couleuvres et de faire sortir
des lapins de la poches de sa cravate, leur fit apprendre un bon métier.
Emile fut mécanicien, Vincent menuisier.
A 20 ans, les jeunes blidéens débarquaient à Paris.
C'est en travaillant à la confection des fenêtres du «
Crédit Lyonnais » que l'on bâtissait alors sur les
boulevards, qu'ils furent fascinés par une affiche de Robert
Houdin.
La passion de leur jeune âge les reprenant soudain à la
vue de cette célébrité, ils tentèrent leur
chance et débutèrent dans un numéro genre «
Les pilules du Diable », sur le plateau des « Folies Bergère
».Le succès fut Immense : les frères Isola étaient
lancés:
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Ce n'est pas le théâtre "Pigalle"
mais le café d'Orient à Blida où ils vécurent
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« Rien
qu'un baiser»
au Pigalle
Les frères Isola qui, à quatre-vingts
ans ne craignent pas de recommencer une carrière de directeurs
de théâtre, montent au Pigalle une opérette de
M. George Delance : «Rien qu'un baiser »
Ce choix est un hommage à nos prisonniers. Car M. George Delance
était, voilà peu de temps encore, dans un Oflag.
« Rien qu'un baiser » parut avant la guerre.
Des airs nouveaux, dus à la plume du jeune compositeur du «
Rat des ville et du Rat des champs », Françis Lopez,
agrémenteront
« Rien qu'un baiser». Décors et costumes dessinés
par un jeune que M George Delance a découvert : Thibault de
Champrosay.
Les interprètes ?
Germaine Roger, José Noguero, Alice Tissot, Florencie, Lucette
Mérvl.
«Rien qu'un baiser» ? Œuvre venue dans la production
de M. George Delance, après «La Lumière qui renaît»,
«L'Equipage», «Bluff» et «La Créole»,
et qui souhaite faire honneur à ce genre éminemment
français : l'opérette.
Comœdia 22 mai 1943
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DE LA MALLE DE CHAMBERY AUX 15 FRANCS DE L'OPERA COMIQUE
Après des fortunes diverses à Paris et
à Bruxelles, dans le domaine de l'illusion, les prestidigitateurs
se firent applaudir en province en une espèce de tour de France
farci de péripéties inénarrables. C'est ainsi qu'à
Chambéry, les deux frères qui n'avalent pas d'argent pour
prendre deux billets pour rejoindre la capitale où les attendait
un nouveau contrat, décidèrent de voyager, l'un après
l'autre, dans leur grande malle d'accessoires, dans le fourgon à
bagages.
Deux ans plus tard, lis, achetaient- le « Théâtre
des Capucines ».
Puis, selon les caprices des recettes, ils dirigèrent tour à
tour « Parisiana »,« l’'Olympia »,«
la Gaité »,« Mogador », « Sarah-Bernhardt
» etc.
Sacha Guitry, leur ami, a conté naguère comment la République
leur confia avec bonheur l'Opéra-comique. Lorsqu'ils entrèrent
dans le bureau directorial du second théâtre lyrique, ils
avaient à eux deux... 15 francs en poche.
Ce qui ne les-empêcha pas, le même soir, d'inviter-le Tout-Paris
en un souper comme on savait souper à cette belle époque.
Mais le traiteur faisait alors sans façon crédit.
Depuis, ces infatigables animateurs ont continué, sauf en de
courtes écllpses, leur trépidante activité, absolument
unique dans les annales de l'art.
Aujourd'hui, ces aimables octogénaires sont enthousiastes comme
s'ils étaient encore perchés sur leur échelle devant
la façade du « Crédit Lyonnais », rêvant
de « tomber » le dieu Robert Houdin. Ils déclarent
à qui veut les entendre :
— Après cette opérette ?... Mais nous avons dix
belles pièces à monter ! Puis, à signer «
Nos mémoires », le livre de nos souvenirs de 1880 à
1940, qui va sortir en Juillet...
— Vos souvenirs ?...
— Nos premiers souvenirs, car nos seconds, n'ont commencé,
mon cher, qu'avec nos 80 ans !...
R.-L. LACHAT.
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