L'INTRANSIGEANT
03/12/1905
 
           
       
Source Gallica
   
             

 La question de l' Opéra


                  Les frères Isola, qui demandent la direction de l’Opéra, nous exposent, leur programme:
                Un théâtre d’art populaire. Je me souviens de l’ancienne salle de conférences des Capucines, sombre et peu; fréquentée; on y. parlait et on y chantait devant les banquettes ; les frères Isola survinrent, louèrent cette salle, et, du jour au lendemain, les Capucines étaient à la mode ; on allait y voir les "Sorciers " qui avaient produit, entre autres miracles; celui de ressusciter une salle défunte, de rendre la vie un théâtre mort.
               Sorciers, les frères Isola ne l’étaient-pas du tout ; ils étaient tout simplement de leur temps ; rénovant l’antique prestidigitation, ils stupéfiaient Paris avec des tours de leur façon, dont- ils gardaient précieusement le secret, et qui étaient basés sur des données purement scientifiques ; il y avait bien une fée qui veillait sur les frères Isola, mais c’était la fée Électricité ; et toute leur sorcellerie n’était que de l’intelligence aiguë et qu’une compréhension nette et positive des goûts modernes.
               Que veulent faire aujourd'hui’hui les frètes Isola ? Demanderez-vous. Ils veulent rénover l’Académie nationale de musique et créer un théâtre d’art populaire. Ils veulent transformer l’Opéra et donner au peuple des spectacles d’art auxquels chacun pourra assister à très bon marché.

Actes et paroles

                J’ai demandé aux frères Isola de m' exposer eux-mêmes leurs projets ; ils y ont consenti, après avoir tout d’abord opposé mille fins de non-recevoir à mes demandes ; et c’est, pressés de questions, pour se débarrasser enfin du reporter indiscret et tenace, qu’ils se sont décidés, à parler.   
             " Eh bien ! Oui, c’est vrai ", m’ont ils dit, parlant tantôt ensemble, tantôt à tour de rôle, " nous demandons, au ministre de l' instruction publique, et au sous-secrétaire d’Etat aux beaux-arts le privilège de l' Opéra ; M. Gailhard verra son privilège prendre fin dans un an, selon son cahier des charges, dans deux ans, si, comme le bruit en court, on lui accorde une année de prolongation, dont il n’est question dans aucun écrit, mais dont MM. Leygues (Ministre de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts) et Roujon (secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts ) auraient parlé jadis.
               Nous ne nous y prenons, de toutes façons, pas trop à l’avance ; si nous sommes nommés directeurs de l’Opéra, il nous faudra, en effet, bien un an pour faire des engagements, accepter des pièces et aussi construire notre théâtre populaire.
                Oh !tout est prêt ; nous avons des œuvres qui nous sont promises ; des artistes ont été pressentis ; les plans de notre théâtre populaire sont prêts ; l’argent, enfin, nerf de l’entreprise, est là.

                Ce que nous voulons faire ? Du nouveau; nous éprouvons pour M. Gailhard les sentiments les meilleurs mais nous estimons, et nous ne sommés pas les seuls, que M. Gailhard est un homme d’hier ; c’est là son seul défaut et c’est un défaut capital ; noué sommes, nous, et nous l’avons prouvé, des hommes d’aujourd'hui’hui.
              
Nous avons visité les grands théâtres de musique de l’étranger ; eh bien ! l’Opéra perd a cette comparaison ; il devrait y gagner; ce devrait être le premier, théâtre du monde, n’est-il pas vrai ? Et c’est un théâtre de grande ville de province tout au plus. Nous, proposons au ministre et au sous-secrétaire d’État de réformer cela ; si l’on nous permet de réaliser nos projets, nous nous efforcerons de faire plus que nous ne promettons ; si, en revanche, M. Gailhard, piqué par nos offres, présente au ministre un programme supérieur au nôtre et des garanties de sa réalisation, nous n’avons qu’à nous féliciter d’avoir incité M. Gailhard à comprendre enfin que l’Académie nationale de musique de France doit être autre chose qu’un théâtre provincial ".

Un programme

                  MM. Isola, maintenant, me soumettent leur programme. Ils acceptent le cahier des charges actuel et, au lieu d’un capital de garantie de 800.000 francs, en offrent un de 3.800.000 francs, soit 3 millions de plus ; ils se placent sous l' égide d’une très haute personnalité musicale ; ils referont tout le matériel du répertoire ; ;ils joueront, durant les sept années de leur privilège; sept opéras de plus que ceux imposés par le cahier des charges, soit un par an ; ils organiseront quatre concours d’opéra, avec 200.000 fr. de prix à distribuer, soit quatre prix de 50.000 francs, ils ouvriront l’Opéra « tous les jours »,du 1er octobre au 1er mai, les lundis, mercredis, vendredis et samedis pour les représentations ordinaires, les dimanches pour; des représentations à demi-tarif, les mardis et jeudis pour des grands concerts genre Colonne et Lamoureux.

                Enfin, et c’est là le clou fie la combinaison, les frères Isola offrent de construire, à leurs frais, un théâtre pouvant contenir 4.000 places ; ce théâtre, qui serait édifié sur l' emplacement qui était occupé jadis par la partie du Temple démolie, serait un théâtre populaire ; les artistes de l’Opéra y donneraient les mardis, jeudis, samedis et dimanches, des représentations lyriques; les autres jours seraient réservés à des représentations classiques et dramatiques, le prix, des places y serait de 50 cent., 1 fr., 1 fr. 50 et 2 francs.

                 Les frères Isola ont encore d’autres idées de derrière la tête ; ils étudient les moyens de donner aux grandes villes de province des représentations d’opéra ; c’est la nation tout entière qui paye la subvention ; elle doit, autant que possible, en profiter tout entière.

                C’est dans ce but que les frères Isola, au lieu de donner des représentations, gratuites, auxquelles le public assiste, après avoir fait queue pendant des heures, enverraient des places gratuites numérotées, à tour de rôle; aux ouvriers de toutes les fabriques, de tous les magasins de Paris.
                MM. Isola promettent beaucoup de choses, on : le voit ; il s’agit de savoir s’ils ont les moyens, financiers de tenir leurs, promesses ; ils nous affirment que oui; ils n’ont pas fait que l’affirmer, au ministre, ils le lui ont prouvé.
                 Et l’on nous rapporte que le ministre s’est montré très ému, à l' énoncé du programme que ces deux jeunes hommes comptent appliquer à l’opéra ; le sous-secrétaire d’État n’a pas caché, non plus, sa satisfaction à ces deux candidats au poste occupé : depuis longtemps par M. Gailhard.
               Ce qui les a 1e plus séduits, paraît-il, c’est cette construction d’un théâtre populaire, depuis si longtemps rêvée et espérée, et dont les frères. Isola promettent l’ouverture pour le jour même ou commencerait leur privilège ; ils attendent cependant que M. Gailhard, à son tour, présente son programme, qui sera, dit-on, lui aussi, très intéressant.
                 Les frères Isola qui ne m’ont dit tous leurs projets qu’en raison d’une vieille amitié, m’ont supplié; d’écrire que je n’avais obtenu d’eux que par surprise, les renseignements que je viens de donner à mes lecteurs j’aurais pu, comme ils le désireraient, laisser croire que j’étais, à leur instar, un sorcier, et que j’avais lu, malgré eux, dans leur pensée ; je préfère avouer que, reporter scientifique, j’ai su poser aux frères Isola des questions et en obtenir des réponses ; et c’est déjà sorcier, sans être si sorcier.

                                                                                            Charles Davenant