La question
de l' Opéra
Les frères Isola, qui demandent la direction
de l’Opéra, nous exposent, leur programme:
Un théâtre d’art populaire. Je me souviens
de l’ancienne salle de conférences des Capucines,
sombre et peu; fréquentée; on y. parlait et on y chantait
devant les banquettes ; les frères Isola survinrent,
louèrent cette salle, et, du jour au lendemain, les Capucines
étaient à la mode ; on allait y voir les "Sorciers
" qui avaient produit, entre autres miracles; celui de
ressusciter une salle défunte, de rendre la vie un théâtre
mort.
Sorciers, les frères Isola ne l’étaient-pas
du tout ; ils étaient tout simplement de leur temps ; rénovant
l’antique prestidigitation, ils stupéfiaient Paris avec
des tours de leur façon, dont- ils gardaient précieusement
le secret, et qui étaient basés sur des données
purement scientifiques ; il y avait bien une fée qui veillait
sur les frères Isola, mais c’était
la fée Électricité ; et toute leur sorcellerie
n’était que de l’intelligence aiguë et qu’une
compréhension nette et positive des goûts modernes.
Que veulent faire aujourd'hui’hui
les frètes Isola ? Demanderez-vous. Ils veulent rénover
l’Académie nationale de musique et créer un théâtre
d’art populaire. Ils veulent transformer l’Opéra
et donner au peuple des spectacles d’art auxquels chacun pourra
assister à très bon marché.
Actes et paroles
J’ai demandé
aux frères Isola de m' exposer eux-mêmes
leurs projets ; ils y ont consenti, après avoir tout d’abord
opposé mille fins de non-recevoir à mes demandes ; et
c’est, pressés de questions, pour se débarrasser
enfin du reporter indiscret et tenace, qu’ils se sont décidés,
à parler.
" Eh bien ! Oui, c’est vrai ", m’ont ils dit,
parlant tantôt ensemble, tantôt à tour de rôle,
" nous demandons, au ministre de l' instruction publique, et au
sous-secrétaire d’Etat aux beaux-arts le privilège
de l' Opéra ; M. Gailhard verra son privilège
prendre fin dans un an, selon son cahier des charges, dans deux ans,
si, comme le bruit en court, on lui accorde une année de prolongation,
dont il n’est question dans aucun écrit, mais dont MM.
Leygues (Ministre
de l'Instruction Publique
et des Beaux-Arts) et Roujon
(secrétaire perpétuel
de l’Académie des beaux-arts
) auraient parlé jadis.
Nous ne nous y prenons, de toutes façons, pas trop à
l’avance ; si nous sommes nommés directeurs de l’Opéra,
il nous faudra, en effet, bien un an pour faire des engagements, accepter
des pièces et aussi construire notre théâtre populaire.
Oh !tout est prêt ; nous avons des œuvres qui
nous sont promises ; des artistes ont été pressentis ;
les plans de notre théâtre populaire sont prêts ;
l’argent, enfin, nerf de l’entreprise, est là.
Ce que nous voulons
faire ? Du nouveau; nous éprouvons pour M. Gailhard
les sentiments les meilleurs mais nous estimons, et nous ne sommés
pas les seuls, que M. Gailhard est un homme d’hier
; c’est là son seul défaut et c’est un défaut
capital ; noué sommes, nous, et nous l’avons prouvé,
des hommes d’aujourd'hui’hui.
Nous
avons visité les grands théâtres de musique de l’étranger
; eh bien ! l’Opéra perd a cette comparaison ; il devrait
y gagner; ce devrait être le premier, théâtre du
monde, n’est-il pas vrai ? Et c’est un théâtre
de grande ville de province tout au plus. Nous, proposons au ministre
et au sous-secrétaire d’État de réformer
cela ; si l’on nous permet de réaliser nos projets, nous
nous efforcerons de faire plus que nous ne promettons ; si, en revanche,
M. Gailhard, piqué par nos offres, présente
au ministre un programme supérieur au nôtre et des garanties
de sa réalisation, nous n’avons qu’à nous
féliciter d’avoir incité M. Gailhard
à comprendre enfin que l’Académie nationale de musique
de France doit être autre chose qu’un
théâtre provincial ".
Un programme
MM. Isola,
maintenant, me soumettent leur programme. Ils acceptent le cahier des
charges actuel et, au lieu d’un capital de garantie de 800.000
francs, en offrent un de 3.800.000 francs, soit 3 millions de plus ;
ils se placent sous l' égide d’une très haute personnalité
musicale ; ils referont tout le matériel du répertoire
; ;ils joueront, durant les sept années de leur privilège;
sept opéras de plus que ceux imposés par le cahier des
charges, soit un par an ; ils organiseront quatre concours d’opéra,
avec 200.000 fr. de prix à distribuer, soit quatre prix de 50.000
francs, ils ouvriront l’Opéra «
tous les jours »,du 1er octobre au 1er mai, les lundis, mercredis,
vendredis et samedis pour les représentations ordinaires, les
dimanches pour; des représentations à demi-tarif, les
mardis et jeudis pour des grands concerts genre Colonne
et Lamoureux.
Enfin, et c’est là
le clou fie la combinaison, les frères Isola
offrent de construire, à leurs frais, un théâtre
pouvant contenir 4.000 places ; ce théâtre, qui serait
édifié sur l' emplacement qui était occupé
jadis par la partie du Temple démolie, serait un théâtre
populaire ; les artistes de l’Opéra y donneraient les mardis,
jeudis, samedis et dimanches, des représentations lyriques; les
autres jours seraient réservés à des représentations
classiques et dramatiques, le prix, des places y serait de 50 cent.,
1 fr., 1 fr. 50 et 2 francs.
Les frères Isola
ont encore d’autres idées de derrière la tête
; ils étudient les moyens de donner aux grandes villes de province
des représentations d’opéra ; c’est la nation
tout entière qui paye la subvention ; elle doit, autant que possible,
en profiter tout entière.
C’est dans ce
but que les frères Isola, au lieu de donner des représentations,
gratuites, auxquelles le public assiste, après avoir fait queue
pendant des heures, enverraient des places gratuites numérotées,
à tour de rôle; aux ouvriers de toutes les fabriques, de
tous les magasins de Paris.
MM. Isola promettent beaucoup de choses, on : le voit ;
il s’agit de savoir s’ils ont les moyens, financiers de
tenir leurs, promesses ; ils nous affirment que oui; ils n’ont
pas fait que l’affirmer, au ministre, ils le lui ont prouvé.
Et l’on nous rapporte que le ministre s’est
montré très ému, à l' énoncé
du programme que ces deux jeunes hommes comptent appliquer à
l’opéra ; le sous-secrétaire d’État
n’a pas caché, non plus, sa satisfaction à ces deux
candidats au poste occupé : depuis longtemps par M. Gailhard.
Ce qui les a 1e plus séduits,
paraît-il, c’est cette construction d’un théâtre
populaire, depuis si longtemps rêvée et espérée,
et dont les frères. Isola promettent l’ouverture pour le
jour même ou commencerait leur privilège ; ils attendent
cependant que M. Gailhard, à son tour, présente son programme,
qui sera, dit-on, lui aussi, très intéressant.
Les frères Isola qui ne m’ont dit tous
leurs projets qu’en raison d’une vieille amitié,
m’ont supplié; d’écrire que je n’avais
obtenu d’eux que par surprise, les renseignements que je viens
de donner à mes lecteurs j’aurais pu, comme ils le désireraient,
laisser croire que j’étais, à leur instar, un sorcier,
et que j’avais lu, malgré eux, dans leur pensée
; je préfère avouer que, reporter scientifique, j’ai
su poser aux frères Isola des questions et en obtenir des réponses
; et c’est déjà sorcier, sans être si sorcier.
Charles Davenant