COMMENT ASSURER LA VIEILLESSE DES ARTISTES
Ce que disent les frères Isola

 
Sc Gallica
01 /04/1909

         L'histoire de ces deux hommes pourrait être racontée, ornée d'enluminures naïves, sur une image d'Épinal. On y verrait se succéder une série de dessins colorés représentant deux petits garçons bien sages étudiant leur grammaire dans un petit café de Blidah et se récréant, leurs devoirs achevés, en regardant travailler les prestidigitateurs qui fréquentaient l'estaminet paternel.
      On les verrait ensuite âgés l'un de douze ans, l'autre de dix, manier le rabot et faire leur apprentissage d'ouvriers menuisiers.
      Mais leur ambition était plus élevée et ils rêvaient d'être des artistes. L'art, à cette époque, était pour eux incarné par cette « physique amusante » qu'ils avaient si souvent admirée et dans laquelle, peu à peu, à force d'exemples, ils étaient passés maîtres.
Si l'on croyait encore à ce mystérieux symbolisme qui anime toute la littérature allemande, on pourrait dire que la double pratique de la menuiserie et de la prestidigitation leur donna le goût des planches. Toujours est-il que, poussés par une impérieuse vocation, ils quittèrent bientôt le pays pour aller tenter la fortune à Paris.
        Comme les jongleurs du moyen âge, ils se présentèrent non point de châteaux en châteaux, mais de théâtres en théâtres, partout éconduits, mais jamais découragés.
        On connaît les étapes de leur laborieuse et triomphante carrière. Ils eurent de terribles débuts. Seuls, dans une ville où ils ne connaissaient personne, ils parvinrent à se suffire, bien mieux à toujours envoyer à leur père de quoi assurer sa vie.
      Tout en cherchant des engagements, tout en faisant des soirées, tout en donnant de représentations dans les petits cafés de Paris et de la banlieue, ils n'abandonnèrent pas leur métier de menuisier. Tout le jour ils maniaient le rabot et la varlope, et, le soir, ils faisaient des tours.
     Que d'anecdotes on pourrait raconter sur les premières années de lutte de ces deux hommes qui sont maintenant parmi les premiers directeurs de Paris qui ont possédé les scènes les plus à la mode et qui ont, ceci est un chiffre exact encaissé la somme fabuleuse de TRENTE TROIS MILLIONS de recettes!.
     Dans leur bureau directorial de la Gaîté, ils égrènent, pour pouvoir se défendre d’un peu de mélancolie, leurs souvenirs. Ils sont fiers de leur réussite, mais ils sont plus fiers encore de ne la devoir qu'à eux mêmes.
     Nous sommes venus étudier avec eux les moyens d'assurer la vieillesse des artistes et ce sujet les passionne.
    - Ah! oui, s'écrient-ils, comme elle est souvent douloureuse la situation des gens de théâtre, auteurs, acteurs, voire directeurs.
      Il y a dans cette classe qu’on dit souvent privilégiée, un terrible prolétariat.
     « Si vous saviez toutes les misères qu'on doit supporter et quel courage et quelle vertu il faut pour demeurer un honnête homme !
    « La misère chez les artistes, on la rencontre à tous les moments: à leurs débuts,
Au lendemain de leurs plus grands succès, Surtout à la fin de leur vie.
     « Certains encore sont aguerris. Ils en ont fait en quelque sorte l'apprentissage. Nous, par exemple, si nous y étions exposés, nous saurions la supporter, car nous l'avons tant connue, la misère, qu'elle a fini par nous être familière et que nous la considérons un peu comme une cruelle amie que nous avons quittée sans regrets, mais que nous reverrions sans terreur.
     « Mais pour ceux qui n'y ont jamais été préparés, à qui tout de suite la vie a souri, qui ont été gâtés par une chance précoce, combien elle doit paraître redoutable !
     « Et c'est pour cela qu'en vous consacrant à cette cause, vous accomplissez une belle, une salutaire, une glorieuse mission.
     « Pour assurer la vieillesse des artistes, il n'existe qu'un seul moyen. Il faut, par une manière quelconque, les contraindre à contracter une assurance et à payer une régulière cotisation, qui leur permettront plus tard de finir paisiblement et heureusement leurs jours.
     « Depuis que nous gagnons de l'argent, nous avons toujours agi ainsi. Et nous sommes' certains que si la réussite, qui a bien voulu nous favoriser jusqu'ici se montrait pour nous capricieuse et nous abandonnait, nous ne risquerions rien.
     « Nous avons, chaque année, versé à une compagnie d'assurances une somme suffisante pour nous rassurer sur l'avenir.
     « Il faudrait que tous les gens de théâtre agissent ainsi. Il serait désirable, il serait même nécessaire, qu'une sorte de Mutuelle existât, qui, non seulement ferait aux vieux artistes une rente suffisante, mais grâce à laquelle ils pourraient aussi être soignés les jours de maladie, être aidés les jours de chômage.
    « Celui qui entreprendra cette belle tâche et qui s'y consacrera accomplira une sage besogne. Et croyez-moi, si l'on voulait s'en donner la peine, on parviendrait vite à convertir les cigales en fourmis.
    « Mais nous vivons dans un temps où l'on affecte l'imprévoyance. Nul ne songe au lendemain, et il semble que les hommes de notre époque n'osent point considérer l'avenir et que leur regard ne dépasse jamais ta minute présente.
     « Oui, oui, poursuit énergiquement M. Émile Isola, soutenu par l'affectueuse approbation de son frère aîné, il serait excellent que Comœdia, si dévoué aux artistes, s'attelât à cette campagne et que votre journal fût le bienfaisant promoteur d'une vaste, d'une générale « Mutuelle des Arts »
         Longtemps, longtemps, les Isola nous exposent leurs idées, qui semblent confirmer celles que nos collaborateurs Emile Bergerat et Henri Kistemaeckers ont exposées ici avec tant de clairvoyance et d'autorité.
      Maintenant, après s'être avec nous entretenus de l'avenir, ils reviennent au passé. On sent qu'ils tiennent plus à leurs années de peine qu'à leurs années de triomphe. Et ils ont raison ! Ne sont-elles point pour eux d'admirables actions d'éclat!
        Entre tant de souvenirs charmants qu'ils nous content avec une poétique sensibilité, il en est un que nous voulons reproduire :
     - Nous avions vingt ans, nous disent-ils. Un jour, nous nous trouvâmes sans argent, Sans pain, sans abri. La nuit était venue. Longtemps, nous errâmes par les rues, enviant les gens qui passaient et qui avaient dîné et qui savaient, où dormir.
          Et puis; épuisés de fatigue, nous entrâmes dans le square des Arts-et-Métiers et nous nous étendîmes sur un banc afin d'essayer de trouver dans le sommeil un peu de repos et d'oubli. Jamais nous n'avions été plus tristes, plus désespérés. Soudain, nos yeux furent attirés par une affiche sur laquelle nous lûmes ces deux mots : « La Gaité» La Gaité-!. La Gaîté !. Ce soir-là, le nom du théâtre devant lequel nous nous préparions à passer la nuit nous parut alors d'une ironique cruauté.»
         Nos yeux brouillés de larmes ne pouvaient se détacher de cette « gaîté,» qui semblait à la fois nous narguer et nous dire d'espérer » Qui nous aurait annoncé qu'un jour nous serions les directeurs de ce théâtre dont le nom nous avait tant frappés en cette nuit de famine et de lassitude!. »
                                                                                                                              MANFRED.