LA GRANDE SOIRÉE
ANNUELLE
DE 1939
Les Anciens du 8e Génie, au lendemain de cette
énorme réussite, doivent se sentir gonflés d'orgueil.
Peut-être, tentés par l'exemple des frères
Isola, rêvent-ils de devenir des « Napoléon
du spectacle » et, par un coup de suprême
illusion, de faire défiler, en un même soir, toutes les
vedettes de Paris, ou bien de faire tenir tout Orléans dans une
même salle. Depuis les grands emballements d'après-guerre,
qui réunissaient deux mille personnes à l'Alhambra
pour un opéra ou pour un concert d'orchestre, jamais on n'avait
vu pareille invasion. Tous strapontins abaissés, compacte et
euphorique, la salle craquait dans une tiédeur qui amollissait
les faux-cols.
Placide d'abord, comme sont tous
les auditoires Orléanais, elle s'échauffa peu à
peu pour toucher enfin à l'enthousiasme, aidée d'ailleurs
dans cette progression psychologique par l'heureuse composition d'un
programme presque trop copieux. Un speaker montmartrois, le spirituel
Jacques Duthal, créait l'ambiance et assurait
le raccord des numéros.
L'amusant Riandreys, dont on n'oubliera pas les bonnes
histoires et les couplets cocasses ; la chanteuse Josya Saint-Clair
; le duo fantaisiste Kent et Maxia, plein de cette
excentricité anglo-saxonne et négroïde qui va du
jazz sentimental à la frénésie acrobatique ; les
athlétiques Athénos, admirables de force
et d'harmonie, formaient la garniture des deux plats principaux : les
frères Isola et Marie Dubas.
Les frères Isola,
nous les avons présentés ici même dans une avant-première
Certes, il n'y a rien dans leur travail d'illusionnistes qui ne soit
classique et n'ait été déjà vu. Le «
coup » de la femme enfermée dans une malle et qui surgit
délivrée, alors que l'illusionniste lui-même a pris
sa place ; celui de l'habit quitté comme par miracle, alors que
le patient, fortement attaché, n'a pu bouger dans sa prison de
cordes, nous les avons vu réussir dans les cirques avec plus
ou moins de brio. Les Isola y mettent une souriante bonhomie qui n'est
pas sans charme. Tandis que Joseph, mystérieux
et cabalistique, opère en silence, Vincent fait
le boniment.
Il mêle à ses discours les souvenirs d'une carrière
dont aucun illusionniste au monde ne peut évidemment se prévaloir.
Dix fois directeurs de théâtres, douze ans d'Opéra-Comique,
ces titres se passent de commentaires, Aussi bien, était-ce cela
qu'on applaudissait : leur gloire passée, leur retour, avec simplicité
et philosophie, à la position modeste de leur jeunesse, plutôt
que l'illusion elle-même. Lorsque Joseph Isola,
par le simple
jeu de ses mains, fit apparaître sur l'écran les silhouettes
vivantes, ce fut une révélation. L'art véritable,
avec le sens de l'invention et de l'esthétique, se superpose
ici au truc et au métier. Le cerf, l'éléphant,
le renard et le lapin, le nègre, l'avocat, le prédicateur,
et toutes ces figures cachées dans les doigts magiciens de l'artiste,
forcèrent les bravos de l'auditoire (
Il s'agit d'Emile Isola et non de Joseph)
Et ce fut Marie Dubas,
princesse du Music-hall, reine, en tout cas, de cette soirée.
Ce que cette femme apporte avec elle, c'est le dynamisme, l'aisance,
la jeunesse. Elle brûle les planches. Elle est infatigable, et
tandis que les spectateurs, par un phénomène de sympathie
d'osmose, explicable par la force expressive de l'artiste, perdent presque
respiration à sa place, elle enchaîne ses numéros
avec un naturel et une fougue que rien ne paraît devoir limiter.
Son don principal, c'est l'expression et le geste ; son genre, la variété.
Elle est toute vie et elle donne de l'intérêt presque à
tout, même à des textes qui, détachés d'elle,
retourneraient à leur fadeur. Elle excelle à passer de
la truculence à la mélancolie, de l'humour léger
au comique bouffon, de l'ironie fine à la charge, aux deux sens
qu'on peut donner à ce mot : caricature et impétueux élan.
Son morceau d'ouverture : « Dis, maman », sa « Chanson
créole » surtout, « les Canonniers d'Auvergne »,
la fantaisie moyenâgeuse, l'irrésistible « pot pourri
1900 », nous semblent offrir plus d'intérêt que ses
succès habituels : « Le Légionnaire », «
le Noël de Charlotte » ou ce Pédro, d'ailleurs très
savoureux. Elle fut, comme on pense, follement applaudie et ne quitta
le public qu'à regret, les bras chargés de fleurs.
Ainsi comblés, les amateurs de music-hall félicitaient
à la sortie M. Jacques Garnier et
ses amis du 8e Génie, organisateurs désintéressés
de cette bonne soirée.
R. S.
P.S: L'orchestre, dirigé par François Barbault,
eut, lui aussi, sa part de succès.