Source Gallica
 

LA LIAISON DU
TÉLÉGRAPHISTE

MARS 1939

 

LA GRANDE SOIRÉE ANNUELLE
DE 1939


         Les Anciens du 8e Génie, au lendemain de cette énorme réussite, doivent se sentir gonflés d'orgueil. Peut-être, tentés par l'exemple des frères Isola, rêvent-ils de devenir des « Napoléon du spectacle » et, par un coup de suprême illusion, de faire défiler, en un même soir, toutes les vedettes de Paris, ou bien de faire tenir tout Orléans dans une même salle. Depuis les grands emballements d'après-guerre, qui réunissaient deux mille personnes à l'Alhambra pour un opéra ou pour un concert d'orchestre, jamais on n'avait vu pareille invasion. Tous strapontins abaissés, compacte et euphorique, la salle craquait dans une tiédeur qui amollissait les faux-cols.
      
   Placide d'abord, comme sont tous les auditoires Orléanais, elle s'échauffa peu à peu pour toucher enfin à l'enthousiasme, aidée d'ailleurs dans cette progression psychologique par l'heureuse composition d'un programme presque trop copieux. Un speaker montmartrois, le spirituel Jacques Duthal, créait l'ambiance et assurait le raccord des numéros.
          L'amusant Riandreys, dont on n'oubliera pas les bonnes histoires et les couplets cocasses ; la chanteuse Josya Saint-Clair ; le duo fantaisiste Kent et Maxia, plein de cette excentricité anglo-saxonne et négroïde qui va du jazz sentimental à la frénésie acrobatique ; les athlétiques Athénos, admirables de force et d'harmonie, formaient la garniture des deux plats principaux : les frères Isola et Marie Dubas.
          Les frères Isola, nous les avons présentés ici même dans une avant-première Certes, il n'y a rien dans leur travail d'illusionnistes qui ne soit classique et n'ait été déjà vu. Le « coup » de la femme enfermée dans une malle et qui surgit délivrée, alors que l'illusionniste lui-même a pris sa place ; celui de l'habit quitté comme par miracle, alors que le patient, fortement attaché, n'a pu bouger dans sa prison de cordes, nous les avons vu réussir dans les cirques avec plus ou moins de brio. Les Isola y mettent une souriante bonhomie qui n'est pas sans charme. Tandis que Joseph, mystérieux et cabalistique, opère en silence, Vincent fait le boniment.
          Il mêle à ses discours les souvenirs d'une carrière dont aucun illusionniste au monde ne peut évidemment se prévaloir. Dix fois directeurs de théâtres, douze ans d'Opéra-Comique, ces titres se passent de commentaires, Aussi bien, était-ce cela qu'on applaudissait : leur gloire passée, leur retour, avec simplicité et philosophie, à la position modeste de leur jeunesse, plutôt que l'illusion elle-même. Lorsque Joseph Isola, par le simple jeu de ses mains, fit apparaître sur l'écran les silhouettes vivantes, ce fut une révélation. L'art véritable, avec le sens de l'invention et de l'esthétique, se superpose ici au truc et au métier. Le cerf, l'éléphant, le renard et le lapin, le nègre, l'avocat, le prédicateur, et toutes ces figures cachées dans les doigts magiciens de l'artiste, forcèrent les bravos de l'auditoire ( Il s'agit d'Emile Isola et non de Joseph)
            Et ce fut Marie Dubas, princesse du Music-hall, reine, en tout cas, de cette soirée. Ce que cette femme apporte avec elle, c'est le dynamisme, l'aisance, la jeunesse. Elle brûle les planches. Elle est infatigable, et tandis que les spectateurs, par un phénomène de sympathie d'osmose, explicable par la force expressive de l'artiste, perdent presque respiration à sa place, elle enchaîne ses numéros avec un naturel et une fougue que rien ne paraît devoir limiter. Son don principal, c'est l'expression et le geste ; son genre, la variété. Elle est toute vie et elle donne de l'intérêt presque à tout, même à des textes qui, détachés d'elle, retourneraient à leur fadeur. Elle excelle à passer de la truculence à la mélancolie, de l'humour léger au comique bouffon, de l'ironie fine à la charge, aux deux sens qu'on peut donner à ce mot : caricature et impétueux élan. Son morceau d'ouverture : « Dis, maman », sa « Chanson créole » surtout, « les Canonniers d'Auvergne », la fantaisie moyenâgeuse, l'irrésistible « pot pourri 1900 », nous semblent offrir plus d'intérêt que ses succès habituels : « Le Légionnaire », « le Noël de Charlotte » ou ce Pédro, d'ailleurs très savoureux. Elle fut, comme on pense, follement applaudie et ne quitta le public qu'à regret, les bras chargés de fleurs.
         Ainsi comblés, les amateurs de music-hall félicitaient à la sortie M. Jacques Garnier et ses amis du 8e Génie, organisateurs désintéressés de cette bonne soirée.
                                                                                                                                  R. S.
P.S: L'orchestre, dirigé par François Barbault, eut, lui aussi, sa part de succès.