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----------------: « Le Temps»
, du Mercredi 28 octobre 1903 |
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PROMENADES
ET VISITES
LE
MUSIC-HALL: LES ISOLA |
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II y a quelques semaines j'assistai, un soir, au
médianoche et au petit coucher de bien intéressantes créatures.
Je ne me rappelle pas exactement leur nombre elles étaient quatre
ou cinq. Je les vois encore sortir de l'eau froide, où elles se
livraient à de bruyants ébats et venir, en de lents mouvements
ondulés, prendre part à un souper froid composé exclusivement
de poissons, que leur offrait un gentleman sans pose et familier. Elles
lui mangeaient dans la main. Toutes comprenaient l'anglais et ne le parlaient
point. L'une d'elles, qui répondait au nom de Tobie, paraissait
avoir les préférences du gentleman. Tobie ne consentit à
regagner sa couche qu'après avoir reçu sur le front un baiser
sonore. Il se retira sans se presser, quoique ventre à terre. Tobie
est un phoque sympathique et plein d'humour, le loustic de la bande. Vous
l'avez vu sans doute jouer au football, ainsi que ses camarades, mais
peut-être ne l'avez-vous pas approché dans l'intimité.
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Huit jours plus tard, Pierre Mille
m'aborde « Je vous emmène faire visite au dernier Consul.
Il nous arrive d'Amérique. C'est un parent pauvre. Il descend de
la branche aînée de notre famille. » Nous trouvâmes
Consul en frac dès cinq heures et très entouré. Chimpanzé
des plus distingués, il fumait en mâchonnant par le milieu
un cigare qu'il tenait comme un mirliton. A son attitude et à ses
gestes, on s'assurait qu'effectivement il avait de la branche, ainsi qu’il
le prouva lorsque, ébloui par le magnésium du photographe,
il se sauva dans les frises. Il avait aussi beaucoup de l'homme, tout
bien pesé, à tel point qu'un visiteur s'écria: « Ma parole, il ne lui manque que de l'argent! » ---- Ainsi, à peu de temps d'intervalle, dans l'enceinte même de Paris, à deux pas du boulevard, j'avais rencontré des phoques élevés à l'anglaise et un chimpanzé qui se laissait photographier chez lui comme les plus notoires de nos contemporains. D'autres prodiges sollicitaient la curiosité publique merveilles de dressage, d'audace qui confondent l'imagination. |
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On se demande où s'arrêtera la fantaisie et l'habileté
des personnes qui passent des années à chercher et à
préparer ce qui nous intéressera ou nous étonnera
pendant cinq minutes. Le succès grandissant de ces attractions
sensationnelles présente un phénomène qu'il vaut
la peine de regarder. Jamais la faveur du public ne les avait encouragées
autant qu'aujourd'hui. A une époque où il semble que l'on
aille moins volontiers au théâtre et que les succès
dramatiques soient plus courts on sait maintenant qu'une pièce
réussit quand elle atteint une cinquantaine de représentations
le music-hall ne cesse d'élargir son domaine et d'augmenter sa
clientèle. Sa prospérité n'est point due au hasard.
Depuis plusieurs années nous avons assisté à une
transformation du music-hall: la composition du spectacle témoigne
assez qu'il répond à des besoins nouveaux. En comparant
les programmes actuels à ceux qui datent de dix ans, on verrait
facilement qu'un changement s'est produit. |
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Avant de m'aventurer dans le pays du muscle et
le royaume des monstres, j'ai voulu entendre les véritables intendants
de nos menus plaisirs: les frères Isola. Fournisseurs brevetés
du public parisien, ils savent par expérience ce qu'il faut lui
servir. Comment ont-ils acquis cette expérience ? C'est ce que
nous apprend leur histoire qui se confond, dans ces derniers temps, avec
celle du music hall. ---- C'étaient de tous petits menuisiers de Blidah. Ils vinrent à Paris avec deux varlopes qui se ressemblaient comme des sœurs. Le père Isola, tailleur de son état, tenait un café fréquenté par les prestidigitateurs de passage en Algérie. Bosco, entre autres, s'y arrêta souvent. Dès leur plus tendre enfance, les Isola essayaient des tours; ils les réussissaient, et à l'âge de onze ans ils donnèrent, à une distribution de prix, leur première séance. Sans contrarier le penchant de ses fils, le tailleur-cafetier estima qu'un bon métier manuel les mettrait à l'abri des surprises et des risques de la prestidigitation. Il en fit des menuisiers. A Paris, ces hommes, qui devaient un jour brûler tant de planches, commencèrent par en raboter. Ils ne rabotèrent pas longtemps. |
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Un beau soir ils se trouvèrent sans travail et sans le sou.
Ils durent passer la nuit à la belle étoile et se contenter
de se coucher dans un square sur un banc qui n'était même
pas numéroté. C'était dans le square des Arts-et-Métiers,
vis-à-vis de la Gaîté. J'éprouve ici la tentation
de vous raconter le songe qu'ils eurent, un songe de conte de fées
le théâtre resplendissant de lumières, retentissant
de célestes harmonies. Vous devinez la suite. Malheureusement ils
ne rêvèrent point cette nuit-là. Aucune fée
ne leur prédit qu'ils dirigeraient le théâtre qui
les couvrait de la courtepointe de son ombre. ---- Ils avaient dix-huit et vingt ans ils ne désespérèrent pas. Puisque la menuiserie ne nourrissait pas ses deux hommes, ils allaient demander à la prestidigitation de se montrer un peu plus alimentaire. Le voilà, certain matin, chez le sénateur Mauguin, qui connaissait bien leur père. Les hommes politiques ne dédaignent pas les cafetiers. Le sénateur écoute avec bienveillance ses jeunes compatriotes, qui lui exhibent une affiche immense où on lisait « Les frères Isola, les premiers prestidigitateurs du monde. Quarante ans d'expériences. Les seuls qui aient eu l'honneur de se présenter devant l'empereur de Russie. » Ces paroles se passaient de commentaires. Néanmoins, l'un des frères crut utile d'ajouter « Vous voyez, nous commençons à être connus. Voilà comme on parle déjà de nous sur les affiches. » Il eût été plus juste de dire « Voilà comme nous parlons de nous. M. Mauguin sourit et promit sa protection» ---- Les premières rencontres des Isola avec le public parisien ne furent pas triomphales. Ils paraissent d'abord dans une représentation à bénéfice donnée par |
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Mme Scriwanek qui avait fini par accepter leur concours. Ils arrivent au théâtre, ou, plus exactement, à la salle Lancry, avec une heure de retard. Le public s'impatientait. I1 ignorait que les « premiers prestidigitateurs du monde » avaient battu Paris en tout sens, à cette heure avancée, il était dix heures pour se faire friser et acheter deux beaux chapeaux haute forme les premiers, eux aussi. Le plus jeune des frères s'avance; il se trouble; habitué à travailler sans accessoires perfectionnés, il perd la tête, tous ses trucs laissent passer le bout de l'oreille. Les spectateurs se tordent. Le régisseur, affolé, fait donner l'aîné. Celui-ci montre son asiatique petite personne et débute ainsi « Messieurs, vous êtes victimes d'uneusion ». Or, on aperçoit derrière un voile de soie qu'il tient et tend de ses deux mains, des plumes multicolores qui sortent des manches de son habit. Dans la salle, c'est du délire. On crie, on hurle. Le gaz s'éteint. Les deux frères, en pleine obscurité, empilent dans une malle tous leurs objets et se sauvent en courant. Dehors ils se regardent avec stupeur « Où sont nos beaux tubes ? » La malle leur en tombe des mains. Ils reviennent à la salle Lancry, cherchent, fouillent et découvrent enfin dans la malle, aplatis, fripés, lamentables, les chapeaux ci-devant magnifiques. | |||||||||||||
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La malchance les poursuit. A une séance
suivante ils représentaient la scène de Guillaume Tell tirant
sur la tête de son fils. Une main invisible et sûre devait
conduire la flèche sur la pomme. La flèche part, mais, ô
miracle elle reste suspendue dans les airs et s'y balance, pleine d'indolence.
Pour un « emboitage », ce fut un emboitage. Même succès
un soir, à la Scala, où Mme Roisin, alors directrice de
cet établissement, avait engagé les Isola. L'aîné
était dissimulé dans un automate qui dessinait au fusain.
Quand il vint saluer le public, il avait la tête barbouillée
de noir et tenait un pigeon dans sa main « La tête la tête!
» clame-t-on de tous côtés. Croyant qu'on parlait du
pigeon, notre artiste montre la tête de l'animal et dit «
Vous la voyez, la tête. Elle est blanche. », « Non,
elle est noire. Blanche Noire » II fallut, pour mette fin à
cette scène bouffonne, que l'un des frères avertît
l'autre à voix basse de l'accident comique. Ils se démontaient
de moins en moins et ne s'étonnaient pas qu'on leur fît de
la « musique ». Aussi lorsque, à leurs débuts
à Londres, on les accueillit par des bordées de sifflets
stridents, ils allèrent trouver leur directeur à l'issue
de la représentation, prêts à tout, c'est-à-dire
à reprendre le train et le bateau. « Etes-vous libres ? leur
demanda celui-ci. Oui. Eh bien, je vous engage pour six mois. »
---- C'est qu'à Londres les sifflets sont des applaudissements. ---- Les mauvais jours ne durèrent pas. Les Isola, grâce à leur dur apprentissage du succès, ont vu les dangers de la suffisance satisfaite, et pris l'habitude de contenter le goût du public. Vous connaissez leurs entreprises. En 1892, ils s'installent dans une salle qui servait de local pour cours et conférences, aux Capucines. Ils la louent à M. d'Erlincourt et y obtiennent d'abord des recettes de 50 francs par soirée. Ils joignent |
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à leur prestidigitation, le magnétisme et le spiritisme fort à la mode à ce moment. L'ambition leur vient avec la réussite en 1897, ils achètent Parisiana; en 1898, l'Olympia, puis c'est le tour des Polies-Bergère, enfin, hier, ils tentaient une plus haute aventure la résurrection de la Gaîté, sous les espèces d'un théâtre lyrique. | |||||||||||||
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C'est d'un bureau de l'administration de l'Olympia
que les frères Isola dirigent leurs nombreuses affaires. Ils y
viennent de bonne heure, chaque jour après le déjeuner.
Assis l'un vis-à- vis de l'autre, dans une vaste salle claire,
devant une table très large chargée de papiers, ils n'ont
guère de temps à perdre va et vient des garçons de
bureau, du régisseur, du secrétaire, coups de téléphone,
apparition fréquente du nègre, huissier-audiencier dans
la journée, le soir afficheur des numéros du programme à
l'Olympia. Comment ai-je pu passer près d'une heure dans ce bruyant
tourbillon et obtenir une conversation de ces ménechmes*
si dissemblables, j'en suis encore âme le demander. Le plus jeune,
Emile, a pris d'abord la parole. Vincent, l'aîné, se bornera
à insérer dans le discours fraternel de courtes remarques,
des rectifications laconiques. ---- « II n'est pas douteux que le music-hall a subi une transformation dans ces dix dernières années. Ce changement s'explique par les exigences nouvelles des spectateurs. Complaire à ces exigences, tel a été notre programme dès le premier jour de notre direction. Nous avons remarqué que le public ne supportait plus les exercices traditionnels. Finis les acrobates, le trapèze, la barre fixe d'antan Il fallait à tout prix de l'inédit et de l'extraordinaire il fallait du nouveau. |
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Soit que l'attraction parût un défi
à la raison et bouleversât les idées reçues,
comme par exemple, la double boucle, soit qu'elle apportât l'attrait
de l'inconnu, comme le cake-walk, notre clientèle ne s'intéressait
qu’à ce qu'elle n'avait pas vu. C'est pour cette raison que
les |
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divertissements
ordinaires des cafés-concerts lui semblent fades. Elle réclame
des émotions fortes, le frisson de la peur elle veut être
étonnée et saisie. Nous faisons donc la chasse à
l'invraisemblable. De leur côté, les artistes cherchent à
l'envi des numéros impossibles; ils risquent de se rompre les os
pour vous couper bras et jambes. ---- Il en va ainsi dans tous les pays. Nous sommes en relations quotidiennes avec les music-halls du monde entier. Outre notre correspondant parisien qui possède lui-même des correspondants dans les principales villes, nous recevons directement des offres de sujets inconnus qui nous proposent des exercices ou des exhibitions exceptionnels. Nous voyageons pour choisir sur place. Il existe deux grandes foires où l'on trouve ce qu'il y a de mieux dans le genre. L'une se tient à Hambourg au mois d'octobre. On peut en revenir avec tous les éléments d'un music-hall. L'autre a lieu, l'été, en Angleterre, dans une ville de bains de mer qui s'appelle Blackpool. |
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---- C'est une plage de près de six kilomètres de long, couverte de baraques, pardon, d'établissements forains de premier ordre. Rien ne saurait vous donner une idée du grouillement intense et brillant de cette fête balnéaire. | |||||||||||||
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Neuilly ne lui est pas comparable dans l'éblouissement
des lampes électriques répandues à profusion, c'est
un vacarme assourdissant. Blackpool a la primeur, généralement,
des trouvailles et des inventions. On y montre une salle de bal sur plancher
élastique. On danse sur du caoutchouc. ---- Les établissements qui conservent en Europe la réputation des artistes de music-hall peuvent se compter. Les Folies-Bergère vont de pair avec l'Empire de Londres et le Wintergarten de Berlin. Ronacher à Vienne vient presque sur la même ligne. L'Empire de Londres qui fait trois millions de recettes par an (les Folies-Bergère seize cent mille) est aménagé de façon à monter des spectacles merveilleux. Les ballets y sont d'un luxe inouï. Chez nous, la place nous manque. La profondeur de la scène aux Folies-Bergère, vous t'avez constaté, se réduit à peu près à rien. D’ailleurs, les ballets, dans nos établissements, plaisent surtout quand une pièce ou une revue leur sert de cadre. Le ballet, tout seul, qui exige de la part de ses auteurs et de ses interprètes tant de qualités et de talent, n'est pas récompensé par la faveur publique comme il le mériterait. ---- L'Allemagne nous fournit les meilleurs acrobates. Les Sheffer, les Kremo sont allemands. D'Amérique et d'Angleterre nous arrivent les excentricités, les extravagances. L'Italie, la France ou les autres pays donnent peu. |
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A côté des numéros à
sensation nous avons essayé de spectacles appartenant au genre
dramatique, je parle de revues, et cela nous a réussi. Les Français
excellent dans ces pièces. Mais il nous faut servir ces revues |
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«à
la music hall» c'est-à-dire en y faisant entrer des «clous»
qui chez nous semblent à leur vrai place. Rappelez-vous la scène
des chiens qui obtint un tel succès dans la « Revue des Folies-Bergère
», l'an passé. ---- Nous voulons que le public en ait pour son argent. Puisque nos places coûtent aussi cher que celles des théâtres, il nous faut composer des programmes attrayants avec des artistes qui gagnent souvent en une soirée plus que certains comédiens en un mois. ---- Je pense que le succès de nos maisons tient, je le répète, à ce que nous suivons les indications du public. Presque journellement nous interrogeons nos ouvreuses, nos contrôleurs. Ils nous communiquent les remarques, les réflexions entendues. Voilà une source précieuse de renseignements. Nous avons pensé un moment à organiser un plébiscite permanent. Chaque spectateur aurait eu devant lui une tablette de papier ou d'ardoise où il aurait consigné ses critiques et noté ses desiderata. Tout pour le public et par le public. |
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-- Ce n'est pas du premier
coup que nous avons trouvé ce que voulait notre clientèle.
Dans les premiers temps, des numéros étaient sifflés
outrageusement. Ces manifestations nous avaient assez émus pour
que nous ayons cherché à les prévenir. Il nous
aurait suffi de mettre sur les programmes « Désormais à
Parisiana et à l'Olympia, les sifflets sont considérés,
à la manière anglaise, comme des applaudissements. »
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Il se dit de deux frères, ou même de deux hommes étrangers
l'un à l'autre, entre lesquels il existe une grande ressemblance.
Ce sont des ménechmes. (retour) |
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