Cinquante ans de vie parisienne au service de l’art scénique s’achèvent :

La mort de Vincent Isola

"Le Pays" le mercredi 10 septembre 1947

C'était un matin de printemps de 1922. Moins de huit ans s'étaient écoulés depuis cet effondrement de tout un monde que fut la première des guerres mondiales. Un peu de douceur de vivre subsistait, en épilogue au regret fameux de Talleyrand, sur la société parisienne près de se disloquer.
« Anjou 16-38 ». J'ai décroché l'écouteur de l'appareil téléphonique. C'est le numéro des frères Isola, qui demeuraient 27, rue La Boétie.
Une interview à prendre. Elle me sera sûrement accordée. Je vais la solliciter de Vincent, le cadet des deux inséparables frères, et comme j'ai déjà eu l'occasion de lui parler assez longuement, nul risque de refus.
Mon attente n'est pas vaine, mon espoir n'est pas déçu. Vincent Isola me propose un rendez-vous pour le soir même. Vous appréciez bien le vocabulaire de mon interlocuteur. Il ne me fixe pas un rendez-vous, il me le propose. Tout le souci des usages qu'ont les frères Isola tient en cette courtoisie naturelle, en cet instinctif goût des nuances.
A 10 heures (22 heures, ainsi qu'on vient d'en décider), j'attends, aux Gaufres (l'actuel café-restaurant du rond-point des Champs-Elysées), le directeur de l'Opéra-Comique. Il arrive précis sur l'instant par lui choisi. Il est identique aux photographies et aux portraits-charges qui ont popularisé sa silhouette et celle de son frère. Mais, tandis qu'Émile a l'air bonasse, malicieux, se tient voûté et marche sur un rythme de cortège, Vincent cambre la taille, découpe son pas comme à la parade et le regard assuré derrière un monocle solidement incrusté dans l'arcade sourcilière, semble faire face à une multitude.
Nous causons. Avec quelle aménité, quelle compréhension secourable, quel désir d'aider, Vincent Isola dirige la conversation, si précieuse pour le journaliste encore neuf que je suis ! Il est tout attention, en même temps que très digne ;

L'irrésistible vocation
Émile et Vincent Isola naquirent sur le sol algérien, le premier en 1860, le second en 1862, d'un père et, d'une mère d'origine italienne. Le grand-père était Napolitain. Le père, Antoine Isola, eut cinq enfants, trois fils et deux filles. I1 tenait, à Blidah, sous les arcades de la place d'Armes, une boutique de tailleur, à laquelle il adjoignit bientôt, au coin de la rue d'Alger, le local contigu du café d'Orient. Cette acquisition devait influencer la destinée de Vincent et d’Emile. C'est en contemplant des prestidigitateurs, dans l'accomplissement de leurs tours, devant les clients du modeste établissement, que les futurs directeurs de tant de scènes parisiennes ont senti naître et grandir irrésistiblement en eux la passion des prouesses illusionnistes et, d'une façon plus générale, de l'art scénique, de l'agencement des plus hardis et somptueux spectacles.
La vocation éveillée, Emile et Vincent Isola y céderont-ils? Ils s'en ouvrent, timidement, à leur père, qui s'irrite et ne cède pas. Seulement, père et fils sont d'un sang ardent dans leurs résolutions : le grand-père était né au pied de l'Etna, la grand-mère au pied du Vésuve. (Le père était naturalisé, Emile et Vincent sont nés Français.)
En fils soumis et respectueux, consciencieux et loyaux, ces caractéristiques morales demeurèrent celles des. Isola jusqu'à leur fin, Émile et Vincent, les plus jeunes des cinq enfants — consentirent à suivre les préceptes de leur père : prendre une
Position. Ils apprirent, adolescents, le métier de menuisier-mécanicien. Oh sans renoncer à leurs vœux secrets ! M Pierre Andrieu, qui s’est fait leur attachant biographe dans un livre paru chez Flammarion, mais épuisé — bourré de souvenirs, a écrit: « Le soir et le dimanche, ils se perfectionnaient dans leurs tours et, sou par sou, économisaient sans faire- part à quiconque de leurs projets: gagner Paris, où ils pourraient voler de leurs propres ailes »


A la conquête de Paris
Paris ! Il suffit d'égrener ces noms de salles de spectacles : les Capucines, Parisiana, Olympia, Folles Bergère, Gaîté-Lyrique, Opéra-Comique; Sarah-Bernhardt, jalons d'une prestigieuse carrière, pour voir scintiller sous nos yeux ce que fut dans la capitale, l'ascension quasi féerique, lourde d'aléas courageusement souvent et élégamment supportés d'hommes de théâtre accomplis.
Au lendemain de quelques essais, d'ailleurs fêtés, de prestidigitation sur le sol algérien, les frères Isola débarquèrent à, Marseille, d'où ils «montèrent » presque aussitôt sur Paris; en 1880. Pour leur premier soir de séjour, ils assistent, au Châtelet, aux Pilules du diable et à la Mouche d'or. Le lendemain, Ils vont au théâtre Robert-Houdin.
Les économies dont Ils disposaient avaient été réalisées, la lettre, sou par sou. Le prix des places était de deux francs par personne. La somme fut remise au guichet en nombreux sous, et, devant cette monnaie abondante, le caissier fit la grimace. Les sous prenaient de la place et étaient longs à compter.
-Monsieur, dirent-ils, nous sommes venus exprès d’Algérie à Paris pour voir le spectacle de Robert Houdin !
Il fallait gagner sa vie. Ils se rendirent d'abord dans un chantier de construction de Vouziers, puis furent embauchés par un entrepreneur de menuiserie parisien qui les fit participer dès.5 heures du matin, sur leur demande, à la construction de l'immeuble du Crédit Lyonnais que l'on commençait alors d'édifier, boulevard des Italiens. A leurs moments de rares loisirs, les Isola se perfectionnaient dans la pratique des « jeux de société »:
Ils débutèrent en public par un échec lors d'une représentation à bénéfice, pas pour eux, rue de Lancry. Quelques voyages dans diverses villes leur apportent la première consécration du succès, au point qu à la.fin de 1885, ils peuvent retourner à Blidah, précédés d'une réputation flatteuse. Ils sont accueillis triomphalement.
En 1887, il y a soixante ans, Ils affrontent de nouveau Paris et, cinq ans écoulés, arborent au fronton de la salle des Capucines ces mots qui resplendissent dès le crépuscule : Théâtre Isola.

Apothéose; luttes et la fin
Les voilà demandés à l'Epatant, le cercle le plus élégant de Paris (disparu en 1929 pour faire place à l'ambassade des Etats-Unis), où ils éblouissent l'assistance par leurs exercices en présence du duc d'Aumale. La Chasse aux pièces de cinq francs, les Lyres isoliennes, l'Orchestre d'automates, la Disparition d'une femme vivante, les Cerveaux, siamois, etc., tels étaient les titres des numéros des incomparables prestidigitateurs.
Mais, avec leur prise de direction de Parisiana, les Isola montrent qu'ils ont bien d'autres capacités, si étourdissantes qu'elles soient, que celles d'illusionnistes ! Une collaboration étincelante les assiste, allant s'amplifiant quand ils traitent avec Lagonner pour l'Olympia, puis quand ils détiennent les Folies-Bergère, facilités dans leur exploitation par Waldeck-Rousseau, dont le comportement maussade apparaît, en l'occurrence, imprévu et d'autant plus louangeur.
Au long de leurs entreprises, les Isola, infaillibles connaisseurs de pièces, eurent toujours à lutter, notamment à l'Opéra-Comique, contre une malchance d'autant plus acharnée que leur honnêteté était à toute épreuve.
Ils n'en dominèrent pas moins le sort, associant leur non à des soirées inoubliables de Paris, dues à leur élégance d'esprit et à leur génie de l'organisation.
Durant leur direction de Mogador, le roi Alphonse XIII assista à une représentation de la Vie parisienne. Le surlendemain, le monarque repartait pour l’Espagne, où éclata peu après la révolution qui lui coûta son trône. Ainsi le dernier spectacle qu'ait goûté Alphonse XIII aura été une évocation de la capitale française.
Les Isola s'honoraient, sans la moindre arrogance, d'innombrables témoignages élogieux de plusieurs souverans d'Europe.
Il est impossibel, en ces notes hâtives, de retracer leurs réussites, telle celle d'une saison mémorable avec Le Bargy, Coquelin, la Duse, au casino de Beausoleil, et, dernières en date : Rose-Marie, l'Auberge du Cheval-Blanc, avant 1930.
Les mécomptes contraignirent les frères Isola à reprendre, en 1937, leur lointain métier de prestidigitateurs. Ils le firent en en stoïques souriants. Paris leur fit fête en un enthousiasme réparateur. Vincent Isola, dont le frère, son aîné de deux ans, était mort en 1945, vient de quitter à son tour la scène de la vie. L'impeccable amuseur emporte sur lui et avec lui les reflets de tout une époque.

Gaëtan SANVOISIN