source : Gallica
LE JOURNAL
26 et 27 juin 1943
 

                Nous apprenons que les frères Isola, que des ignorants ont injustement confondus avec les Siamois, car ils sont, non pas jumeaux, mais simplement jumelés, prennent la direction d'un théâtre de luxe, portant le nom d'un grand statuaire, mais que nous ne désigneront que par sa situation topographique proche la rue Pigalle.
              Ce théâtre n'a jamais eu de chance. Les frères Isola non plus.

               Cependant, l'un et les autres avaient tout ce qu'il faut pour réussir dans la vie parisienne : l'un la salle la plus ruisselante la machinerie la plus savante la scène la plus pivotante, quoique le public le plus rare, la collection de fours la plus caractérisée, les faillites les plus confortables, les autres l'abord le plus sympathique, les trocs les plus inédits, les guéridons les plus tournoyants, mais jamais d'argent à partir du 25, malgré des tours de passe-passe et les escamotages les moins intelligibles pour le spectateur, mais aussi, les moins fertiles pour l'opérant.
             Quand on songe, d'un côté aux difficultés de l'élevage des éléphants et de l'autre que l'extraction de plusieurs individus de cette espèce d'un simple dé à coudre n'enrichit pas son auteur, il y a de quoi faire douter de la gratitude de l'humanité !
                Ainsi donc, d'une part, un propriétaire milliardaire qui s'était acheté jusqu'au nom de Pascal et qui ne parvenait pas à se ruiner, de l'autre deux personnages d'un fort appréciable talent, mais qui n'arrivaient jamais à joindre les deux bouts, même en tirant tant qu'ils pouvaient. Ce qu'Alfred Capus qui ne se foulait pas n'eût pas manqué d'appeler la déveine.
              Eh bien ! parions un dixième contre le gros lot de la Loterie, qui est en puissance, au moment où nous écrivons, dans quelqu'un de ces billets, aussi ignoré qu'un saint peut l'être dans sa famille, parions que cette conjonction tardive d'aujourd'hui va être heureuse, car elle guigne, pour constituer une réussite, qui fait nécessairement penser à d'autres frères, les frères tarots...
                Le seul regret que l'on puisse avoir est qu'elle ne se soit pas produite spontanément et plus tôt. Mais le milliardaire eût-il jamais pensé à mettre son beau théâtre vide à la merci d'artistes capables de le remplir et doués de tout, sauf d'argent liquide, et ceux-ci, isolationnistes par définition, eussent-ils consenti à une sollicitation vraisemblablement vouée à l'insuccès ?
              Ils préférèrent demander à l'Opéra-Comique, ce qui était plus facile. puisqu'il n'appartenait qu'à l'État, et ils l'obtinrent. n'ayant alors, à en croire ce qu'on nous a dit, que quinze francs en poche, et ils y réussirent, parce que la musique n'était pas leur spécialité Il faut se défier des spécialités et l'universalité des facultés de l'homme contemporain est, sans doute, la cause de son succès indéfini dans presque tous les domaines....
  Les frères Isola vont donc débuter par une opérette, ce qui prouve qu'ils n'ont pas de parti-pris, et ce qui serait tout à fait heureux si cela décidait l'Opéra de nous donner bientôt des tours de prestidigitation, plus corsés encore que dans "Faust".
voir page sur "Rien qu' un baiser au théâtre Pigalle

               Comme disait Sièyès après la Terreur, le tout est d'avoir su vivre, au moment ou la chose était difficile. Ayant su vivre jusqu'ici et ne doutant pas de l'avenir qui leur est ouvert, l'avenir est à ceux qui se couchent tard, — les frères Isola sont sûrs de se rattraper et il faut voir, dès maintenant, avec quelle espièglerie de collégiens, ces pétulants octogénaires racontent leurs projets à ces vieux reporters asthmatiques à ces courriéristes blanchis sous le harnois, qui n'en croient pas leurs microphones contre la surdité.
               Cela nous enseigne que l'homme ne doit jamais douter de rien, et surtout, pas de sa jeunesse éternelle. Ce n'est pas sans raison que l'Olympe ne fut pas peuplé de vieux types ses inventeurs qui s'y connaissaient, et que les dieux se sont toujours débrouillés pour vivre à la fleur de leur âge, comme pour ne pas se voir vieillir. E
t la peinture, qui a tenu à nous conserver leurs traits, à travers les orages des temps vous montrera leur alacrité et la ravissante fraîcheur de leur teint.
                                                                        Henri DAVOUST